Un regard cru et prophétique sur la laideur

Etre amateur de cinéma d'auteur et féru d' œuvres exigeantes n'exclut pas de poser un regard passionné sur le grand cinéma populaire, en l'occurrence ici : Les Bronzés font du ski. Je vais même aller plus loin, je vais vous livrer ma passion amoureuse et quasi-transcendantale pour cette comédie burlesque entrée dans la liturgie nationale.

Commençons par le commencement : son année de réalisation. 1979. Rien de moins que l'année qui a changé le monde : l'invasion soviétique de l'Afghanistan, l'élection de Margaret Thatcher, la révolution islamique en Iran, la sortie d'Apocalypse Now, et ... Les Bronzés font du ski. Je vous vois sourire... Je vais pourtant être très sérieux. Ce film a, à mes yeux, littéralement révolutionné la comédie française. Et la note de 9/10 que je lui ai mise n'est pas du second degré !

Certes, à prime abord, les Bronzés font du ski n'est guère plus qu'une petite pochade insignifiante. Une suite montagnarde du précédent opus situé au club Med qui ne brillait pas particulièrement par sa finesse. Bref, pas de quoi en faire une critique élogieuse sur sens critique. Surtout si l'on songe aux centaines de rediffusions télévisées hivernales depuis 40 ans qui ont tout pour exaspérer le cinéphile averti.

Sauf que... Les Bronzés font du ski est un film à plusieurs niveaux de lecture qui méritent une analyse subtile du signifiant et du signifié.

Premier niveau de lecture : la troupe du Splendid enchaîne les vannes sous le regard amusé de Patrice Leconte. Sur ce registre, reconnaissons que l'enchaînement gaguesque est assez virtuose. Un rythme délirant de vannes et de répliques entrées dans le patrimoine national : "c'est moi ou c'est mes yeux ?", "l'année prochaine je skie au mois de juillet", "la crêpe au sucre" (ou la crêpe Gigi saisie dessus dessous et parsemée de pétales de roses tièdes"), " ce clou est réservé à la touche personnelle", "oublie que t'as aucune chance, vas-y fonce, on sait jamais sur un malentendu", "ça les arrange pas c'est à cause de l'argent, j't' expliquerai", "Popeye, il veut pas retirer sa gourmette", "dans un quart d'heure, je nous considère comme définitivement perdus", "t'es mauvais, t'es mauvais", "Popeye c'est un mec qui gagne à ne pas être connu"... Je pourrais continuer des heures. Chaque réplique est un condensé d'humour noir, une étroite ligne de crête entre humour potache et cynisme achevé sans jamais tomber dans la vulgarité gratuite. Ce qui est déjà un petit exploit.

La mise en scène est classique mais particulièrement efficace, alternant dans un rythme foisonnant comique de situation (la remontée mécanique, la gnôle chez les paysans...) et répliques assassines. Ajoutez à cela, la musique de Bachelet dans un style post-disco burlesque et vous trouvez tous les ingrédients de la comédie populaire franchement désopilante, vouée à amuser un très large public. Que celui qui n'a pas ri devant la figure pathétique de Jean-Claude Dusse et de ses acolytes me jette la première pierre ! Or, rares sont les comédies qui parviennent à faire rire de concert le populo et l'intello et ce, depuis si longtemps. Cela raconte, en toute hypothèse, quelque chose d'assez essentiel sur la société française.

L'immense succès populaire et la longévité à l'écran de cette comédie ne doivent rien au hasard et attestent, ici, du caractère profondément universel et intemporel du propos de l'œuvre qui se cache derrière l'humour potache. Outre le fait que c'est très bien écrit et que les vannes n'ont pas pris une ride, Les Bronzés font du ski distille un message particulièrement juste et acide sur notre déclin civilisationnel.

Nous en venons en deuxième niveau de lecture. A savoir que Les Bronzés font du ski pose un regard cru et prophétique sur la laideur. La France découvrait le tourisme de masse à la montagne, loisir réservé à une grosse poignée de nantis pour lesquels on a déroulé le tapis rouge de la bétonisation des stations, de l'artificialisation des espaces naturels et du saccage des paysages. Et au milieu de tout cela, une bande de gros dégueulasses satisfaits d'eux-mêmes qui se plaignent d'avoir vu des déchets sur la plage en été tout en maculant la neige de leurs propres détritus.

Fini la légèreté insignifiante des Bronzés à la plage dont la seule préoccupation était de niquer. Désormais, nous avons à faire à une petite engeance de parvenus pathétiques obsédés par leur nombril et par leur volonté d'assouvir leur boulimie de divertissement, celui-ci agissant comme le marqueur ultime de leur distinction sociale. Les personnages sont absolument abominables : beaufs, lâches, égoïstes et profondément cyniques. Les Bronzés font du ski nous livre en creux un portrait au vitriol des dérives morales de l'embourgeoisement. L'utilitarisme comme ciment des rapports humains. Avec pour excipit glaçant cette ultime réplique de Bernard : "Popeye, c'est un gars qui gagne à pas être connu". Alors même que ledit Popeye lui a sauvé la vie.

Les acteurs de la troupe du Splendid, encore reliés au monde à cette époque, ont d'ailleurs avoué avoir cessé d'aimer leurs personnages dans ce second opus et c'est sûrement à cela que tient le génie du film. Que nous donnent-ils à voir : leur mépris de classe et en filigrane le mépris de leur propre laideur humaine. Mais surtout le crépuscule d'une époque qui allait faire des Bronzés font du ski, une véritable prophétie auto-réalisatrice.

C'est sûrement la morale la plus ironique de ce film. Car les Bronzés font du ski agit comme un miroir cruel et prophétique de la véritable trajectoire des acteurs du Splendid. Devenus, grâce au succès, des petits barons du cinéma français, les Clavier, Blanc, Jugnot, Balasko et Lhermitte (dans une moindre mesure) deviendront pour de vrai leur propre caricature, celle qu'ils incarnaient jadis dans cette comédie annonciatrice de leur propre déchéance. Le troisième épisode des Bronzés, tourné 35 ans plus tard est à ce titre particulièrement édifiant. Un vide sidéral, pas un sourire, rien. Michel Blanc, entre temps, est devenu un vieux beau body-buildé plein aux as et dénué de tout sens comique. Rien à ajouter.

Nous étions alors en 1979, l'antichambre des années 1980 qui allaient devenir la décennie la plus laide de l'histoire de l'Humanité. L'ère du fric roi bâti sur le mythe néo-libéral de la réussite individuelle, un crime esthétique permanent travesti en révolution artistique, le kitsch paroxystique sous des abords de modernité disruptive, le spectacle et le divertissement débilisants érigés comme projets de société. Le tout dans un océan de misère sociale, morale et culturelle. Et pour mieux nous annoncer ce grand chamboulement, une comédie potache et populaire : Les Bronzés font du ski. Comédie populaire assurément ! Car c'est bien le peuple qui est convié à contempler cette dramatique déchéance morale d'une petite bourgeoisie en vacances au ski et mue par son obsession frénétique de la réussite matérielle. Et capable, pour l'occasion, de sacrifier leur humanité sur l'autel de leur plaisir immédiat.

Samfarg
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Top 10 Films

Créée

le 21 janv. 2024

Critique lue 101 fois

1 j'aime

Samfarg

Écrit par

Critique lue 101 fois

1

D'autres avis sur Les Bronzés font du ski

Les Bronzés font du ski
Play-It-Again-Seb
9

Ces Bronzés sont éternels

C’est quoi un film culte ? Derrière cette expression galvaudée se trouvent des milliers de films : celui qui a été un échec à sa sortie puis qui a gagné ses galons avec le temps, celui qui a...

le 30 juin 2022

22 j'aime

22

Les Bronzés font du ski
Plume231
6

"C'est a dire qu'on peut pas tout miser sur notre physique, surtout toi." !!!

Le film culte dont quantité de gens dans notre bel hexagone pourrait citer des pages entières de répliques, après l'avoir vu dix fois... par semaine. Moi, je fais pas partie de ce club ; pas parce...

le 13 févr. 2017

16 j'aime

4

Les Bronzés font du ski
pierrick_D_
10

Critique de Les Bronzés font du ski par pierrick_D_

En 1978 triomphait un film intitulé "Les bronzés",écrit et joué par une bande de jeunes acteurs renommés dans la mouvance du café-théâtre parisien qui se produisait au Théâtre du...

le 13 févr. 2024

13 j'aime

4

Du même critique

Tre piani
Samfarg
7

Trois voies de la libération

Tre piani de Nanni Moretti est un film choral minimaliste sur la forme, presque austère, mais qui révèle toute la sensibilité et la subtilité de l'auteur. Il s'agit de trois destins reliés par un...

le 11 nov. 2021

4 j'aime

The French Dispatch
Samfarg
4

Un néant sublime

J'adore l'univers de Wes Anderson. Son inventivité old school, son foisonnement d'astuces bout-de-ficelle et son talent de conteur m'ont si souvent ému (particulièrement dans Moonrise Kingdom et Au...

le 1 sept. 2022

4 j'aime

Le Goût des autres
Samfarg
9

La distinction

Le goût des autres est un grand, un très grand film mineur. Derrière la comédie et les scènes cocasses, le film est d'une très grande profondeur et poursuit une véritable ambition : mettre en scène...

le 12 juil. 2021

4 j'aime