Les Chambres Rouges se place dans le long sillon des films qui abordent la thématique de l’image. L’image comme quête de vérité, comme témoignage du réel et comme dernière empreinte d’un crime intraçable, motif que l’on retrouvait déjà entre-autres dans Blow-Up. Mais aussi cette obsession perverse, ce désir de voir ce que l’on sait pourtant insoutenable et qui habite une bonne partie de la filmographie de David Fincher (influence apparente de Pascal Plante sur ce film) ou encore le très sous-estimé 8MM de Joel Schumacher qui tournait déjà autour de la notion de snuff films et de l’idée de capturer par la caméra les pires sévices réalisables par l’humain.
Le film de Plante se nourrit de ce vaste terreau d’idées pour mieux l’actualiser. Tournant autour d’une histoire de crimes à l’horreur indicibles - le procès d’un homme accusé du viol, meurtre et dépècement de trois adolescentes, le tout retransmis en direct sur le dark web - Les Chambres Rouges interroge la place de l’image et de l’identité à une époque où chaque particule d’un être humain devient un pixel à la trajectoire infinie. Les trois victimes sont disséquées tant physiquement que symboliquement, le spectacle de leur torture étant réduit à une marchandise anonyme et immatérielle, objet de consommation pour des être invisibles.
L’héroïne du film semble être l’incarnation du monde décrit par ce dernier. Kelly-Anne est présentée comme une coquille vide, déconnectée du monde sensible. Son image, elle la vend comme mannequin “edgy” tandis qu’elle gagne l’autre moitié de sa vie en jouant au poker en ligne, en plumant les joueurs qui commettent l’erreur de jouer avec l’émotion comme elle le dit elle-même. Émotion dont la jeune femme semble dépourvue, comme en témoigne autant son visage éternellement impassible que l’aménagement minimaliste de son appartement et l’absence de toute interaction humaine signifiante dans son quotidien - sa seule amie étant visiblement son IA personnelle qu’elle a elle-même entraînée.
Motivée par une insondable obsession, Kelly-Anne choisit d’assister au procès de Ludovic Chevalier, accusé des meurtres précités. Son regard, fixe, imperturbable, est dirigé vers le criminel présumé durant chaque scène de procès. C’est le paradoxe passionnant du personnage, appréhendant le monde avec une posture froide et distanciée et pourtant éprouvant le besoin viscéral d’assister au procès en personne, de poser ses propres yeux sur le tueur. C’est cette pulsion scopique que décortique le film, ce besoin à la fois terriblement humain et auto-destructeur de voir l’horreur par soi-même, de la ressentir plutôt que de l’intellectualiser.
Kelly-Anne connaît une évolution substantielle tout au long du récit, notamment au contact de Clémentine, une jeune fille paumée qui a développé pour le tueur une obsession tenant quant à elle davantage de l’attachement amoureux. La relation incongrue entre ces deux êtres isolés devient rapidement la seule source d’une chaleur diffuse dont est absent tout le reste du film et permet à Kelly-Anne d’amorcer une lente et discrète progression vers une forme d’empathie - son attitude d’abord dédaigneuse à l’égard de sa comparse se meut ainsi progressivement en une forme d’attention maladroite.
Au milieu d’un monde qui déshumanise, dissèque et annihile les individus, cette protagoniste présentée comme quasiment robotique au début du film va petit à petit se laisser désamorcer par un semblant de sentiment humain, et c’est cette impulsion qui finira par lui faire prendre un rôle actif au sein du récit. C’est ainsi très illustrativement en se mettant dans la peau d’une victime que Kelly-Anne accédera aux clés de l’enquête et pourra donner un sens tant au récit qu’à son parcours personnel au sein de ce dernier.
Pourtant, la trajectoire de la jeune femme est loin d’être présentée de manière binaire par le réalisateur. Si la seconde moitié du récit opère une humanisation du personnage principal, c’est aussi pour mieux accentuer sa propre perversion, dissimulée derrière un masque opaque avant d’être progressivement mise au jour. Le caractère profondément perturbant des agissements de Kelly-Anne au cours de l’acte final du film laisse ainsi peu de doutes quant aux troubles psychiques qui l’animent et teintent d’une saveur amère la potentielle catharsis apportée par la résolution. Pascal Plante maintient un trouble volontaire quant à la caractérisation de sa protagoniste, certains voient ainsi ses actions comme celles d’une héroïne de l’ombre à la Lisbeth de Millennium tandis que d’autres y perçoivent la confirmation de sa perversion équivalente à celle du tueur. L’évolution du parcours des deux personnages féminins centraux est d’ailleurs passionnante, scellée par la traumatique scène du visionnage de vidéo qui capture deux réactions opposées face à un même écran rouge.
Le regard reste le principal motif à la fois narratif et formel du film. Il définit les actions et les ressentis de Kelly-Anne et Clémentine et est constamment souligné par la mise en scène. Outre la séquence précitée de l’écran rouge, l’autre moment marquant du film est sans doute ce croisement d’yeux souligné en grande pompe par un accent musical en forme de pur effroi. C’est par le regard que le réalisateur met en scène l’évidence de l’horreur. Alors que cette dernière est décrite, analysée froidement, théorisée, il n’y a qu’en s’y confrontant frontalement qu’on peut l’effleurer.
Dans cet ordre d’idées, Les Chambres Rouges se veut un film profondément sensoriel. Les dialogues y sont régulièrement mis en retrait et Pascal Plante conditionne avant tout le ressenti du spectateur par ses choix formels. Le cinéaste développe ainsi une atmosphère pesante et qui ne trouve à peu près aucune respiration, enfermant le spectateur dans un dispositif étouffant dès cette scène de procès inaugurale dont les monologues ininterrompus sont soulignés par de lents travellings qui balaient la salle d’audience tels des spectres. Mélangeant instrumentations classiques et expérimentations électroniques bruitistes, la musique de Dominique Plante - frère du réalisateur - ne laisse aucun répit au spectateur et contribue à ce sentiment de surcharge sensorielle qui rend le film aussi éprouvant que subjuguant.
La mise en scène de Pascal Plante, froide, clinique, à base de cadrages léchés et de mouvements à la précision machinique, sert de parfait reflet au monde informatique et désincarné dans lequel évolue Kelly-Anne. Une coquille vide, un système trop bien huilé dont l’absence d’imperfection humaine inquiète. On notera d’ailleurs que le cinéaste introduit de manière parcimonieuse de la caméra portée au sein de son dispositif, d’abord réservée à Clémentine puis s’étendant à la vision de l’héroïne à mesure que celle-ci laisse ses émotions prendre le dessus sur son existence millimétrée. C'est là l'un des autres grands renvois au cinéma de David Fincher : la froideur de la réalisation n'est pas une pose mais bien un parti pris pleinement signifiant et ce sont dans ses nuances et variations plus ou moins apparentes que se dissimule toute la richesse émotionnelle du film.
Les Chambres Rouges est sans doute l’un des films-chocs de 2024. A l’image du pourtant diamétralement différent The Substance, il recycle des motifs déjà maintes fois utilisés au cinéma et les pousse dans leurs derniers retranchements grâce à sa réalisation sans concession, pour finir par leur donner leur forme à la fois la plus absolue et la plus actuelle. Un film terriblement brillant.