Le temps d'un accident mortel de la route, un homme se remémore sa vie. On revient alors en arrière, presque aux causes de l'accident, qui n'est pourtant qu'un malencontreux hasard, sillonnant les souvenirs de cet homme comme lui sillonne la route. La métaphore filée du film tient là : la route est le fil narratif de son existence, fil brisé par l'accident, véhicule fragmenté, pneu qui se désosse, vie qui se dilue, souvenirs en fragments, en lambeau, qui reviennent, épars. L'homme revoit quelques moments de sa vie, somme toute banale, avant la grande lumière blanche finale, sorte d'expérience de mort éminente. Son accident, au fond, ce n'est pas qu'il a quitté la route, c'est qu'il a raté sa vie. Le pommier qu'il se prend, c'est le mur de sa propre existence.


Claude Sautet à travers ce mortel accident parle donc de la vie, ce qui est un paradoxe. Une vie simple, ordinaire, celle d'un architecte divorcé qui enfermé dans son travail a délaissé sa femme et délaisse aussi sa nouvelle compagne.


Outre l'audace de cette mise en scène, de ce concept très simple en soi mais brillamment rendu, avec ces tonneaux dans une voiture ralentie, puis accélérée puis ce trajet jusqu'à l'accident filmé à l'envers, comme pour remonter aux origines de celui-ci, et faire défiler la vie de l'homme, ou cette fin avec des commentaires de l'homme, de plus en plus distant et éteint, où ses souvenirs et ses hallucinations se mêlent lors d'un déjeuner final, il y a une grande subtilité de mise en scène, souvent suggestive et faite de parallélismes, comme dans les souvenirs.


On dira aisément que le film est proustien mais j'y vois plutôt ici un procédé à Claude Simon, où chaque scène se répond l'une à l'autre par le souvenir, grâce à un objet présent dans l'un ou l'autre qui fait penser à l'un ou l'autre, dans une forme de "collage" où les images se répondent et se suivent par analogie. "Sa composition littéraire, qui malmène la chronologie et unit ou sépare des scènes et des images disparates, est aussi comparée au collage en peinture. Son style, très découpé et visuel, est par ailleurs rapproché du cinéma ; Simon étant un grand cinéphile doublé d'un passionné des formes et de la virtuosité technique des films. La perception organique de l'histoire vécue s'illustre par la présentation de détails apparemment insignifiants et par le mouvement chaotique de l'imagination qui guide le récit." (Bérénice Bonhomme, Claude Simon : une écriture en cinéma)


Pour se figurer l'art de la suggestion de Sautet d'abord, le film commence par un pneu au sol, et on comprend, par cette métonymie, ce qui s'est passé. Autre scène : lorsque la magnifique Romy Schneider tape sur une machine à écrire et que la caméra se fixe sur ces mots : "affabuler", "je t'aime". Comme si, et on le comprend tout de suite, ce couple formé avec Michel Piccoli n'était qu'un mensonge, une fanfaronnade. Le couple est déjà délié par les mots.


Le parallélisme, lui, est partout. D'abord c'est un couple, peu de temps avant l'accident, qui se dispute qui renvoie Pierre Bérard (Piccoli, magistral comme d'habitude) à son propre divorce. Autre scène : le père absent de Pierre Bérard, qui lui reproche de pas avoir été là durant son enfance, c'est la destinée de Pierre lui-même, absent pour son propre fils dont il ignore jusqu'au métier, consumé par le travail, telles les cigarettes qu'il fume. Les rapports humains et sociaux brossés par Sautet sont infiniment subtils : Romy Schneider qui sait que Pierre lui échappe et cherche à fonder son couple sur des bases solides se perd dans des tirades, face au mutisme de Pierre, dans une voiture, la nuit. Scène très belle, dure, sur l'amour. La voiture étant le fil de l'histoire tout le long du film. "Je suis fatiguée de t'aimer." Elle l'aime, on n'en doute point. Romy Schneider le montre si bien, lorsqu'elle quitte la voiture en larme, lorsqu'elle s'accroche à un message qu'il lui a laissé et qui lui demande de la rejoindre, pleine de cette joie propre à l'amour. Elle veut partir avec lui s'installer en Tunisie, loin de son ex-épouse. Il tergiverse, il temporise, il ne veut pas être seul. Il lui propose quelques vacances, à l'île de Ré, fief de sa famille, de son ex-femme, de son fils. Elle refuse et à ces mots, sublimes : " je veux une île qui n'a pas déjà servi".


Aucune scène n'est à jeter, toutes sont vraies. Et c'est ce mélange entre l'accident aux relents fantastiques et ce réalisme qui est frappant.


En effet, la fin du long métrage est encore plus surprenante. Une fois la série de flashback achevée, nous revoilà dans l'accident, Piccoli commentant ce qui se passe, détaché déjà de son corps comme une âme agonique. Il commente jusqu'à sa propre hospitalisation. Aux souvenirs se mêlent les dernières visions du mort. Il avait écrit une lettre de rupture pour quitter Romy. Il ne lui a pas remise, il a changé d'avis, car sur la route, il voit un mariage, et il pense à son mariage avec elle. Il lui donne alors rendez-vous à Rennes, à l'hôtel. Mais il n'y parviendra pas. Alors, sur la table d'opération, il songe à ce mariage, et en réalité à la table de celui-ci, confondue à avec celle croisée plus tôt sur la route, se trouvent tous les gens qui ont compté pour lui, et aussi ceux qui sont là pour l'assister jusqu'au bout, infirmiers et brancardiers, médecins et paysans qui l'ont extrait du fossé. Le souvenir et la réalité se troublent. Sa voix déraille, il meurt. Arrivée à l'hôpital, son ex-femme trouve dans ses affaires la lettre de rupture pour Romy, mais elle voit cette dernière depuis la fenêtre, courir de désespoir à l'hôpital, visiblement amoureuse, éperdue. Alors elle l'a déchire. Tout est suggéré là encore. Et c'est si bellement dit. Il est difficile de comprendre pourquoi ici Sautet ne parle plus du point de vue de Pierre. Il est mort, mais le film continue. On ne peut croire que cela soit une erreur et peut-être est-ce tout simplement l'âme de Pierre qui flotte, quelques instants encore, observant ceux qui ont compté pour lui.


Le film se permet quelques moments de poésie avec une très belle musique, utilisée au bon moment, avec parcimonie, les vacances à l'île de Ré, l'ultime voilier où son fils et sa femme voguent, le laissant seul, dans la mer, se noyer, mourir.


Sautet n'apporte jamais de réponse. Il n'y a pas de révélation pour Pierre Bérard. Il nous laisse face à la complexité des rapports humains, face à un homme qui aime sûrement encore sa femme, mais qui ne peut se résoudre à le dire, face à un homme trop absent et trop individualiste, épris de la liberté. Sautet raconte une vie, fragmentée et laisse l'imagination du spectateur faire le reste. Libre à nous de fantasmer ou de revenir en arrière, de faire le bilan que Bérard n'a pu achever. Contrairement à Proust, il n'y pas de rédemption, pas de compréhension, pas de révélation, pas de sens. Il y a l'existence, point. Sautet montre les choses de la vie, crues, cruelles. Une vie enrubannée de mort, une vie derrière soi.

Tom_Ab
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le 24 avr. 2021

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Tom_Ab

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