Je trouve ce film problématique. Je fais cette critique juste pour parler des éléments qui posent question, sans forcément explorer toutes les facettes du film.
Une fois n'est pas coutume, je commence par un résumé du film et du message qui est passé :
- Le résumé : Alexandre Farel est un étudiant qui fait un cycle à Stanford. Il est très bourgeois, son père est animateur à la télévision, sa mère est une essayiste connue. Un soir, il rencontre Mila, la fille du nouveau compagnon de sa mère et elle l'accompagne à une soirée d'anciens Henri IV. Selon Mila, Alexandre la viole ce soir-là. De son côté Alexandre a eu l'impression d'un coup d'un soir consenti avec Mila. On suit les personnages jusqu'à l'issue du procès, trois ans plus tard.
- Le message du film : les choses humaines sont complexes et la vérité absolue n'existe pas vraiment. En fonction de la manière dont on s'est construit, en tant qu'homme ou femme, en tant que bourgeois ou dans une famille modeste etc., on ne vit et n'analyse pas les événements de la même manière.
Le premier problème que j'ai identifié c'est que pas mal d'éléments manquent de réalisme. Et sur un sujet de société comme les plaintes pour viols, c'est un problème. Mila porte plainte sans "preuve matérielle" (sans marques de coups, sans lésion, sans sperme à l'intérieur du vagin), en connaissant son agresseur, en étant allée en soirée avec lui, en disant n'avoir pas réussi à formuler le "non" avant l'acte. Autant dire que la plainte aurait été classée sans suite presque à coup sûr. Au lieu de ça, voici ce qui se passe : le lendemain matin, perquisition au domicile du gars et garde-à-vue avec interrogatoire qui mêle des questions sur les faits et sur les pratiques sexuelles du mec. Dans la vraie vie, le mec aurait reçu une convocation à se faire auditionner dans les jours/semaines suivantes pour qu'on entende sa version des faits. Et, finalement, sans preuve matérielle, il y aura eu un non-lieu, alors qu'ici ça va jusqu'au procès aux Assises.
Je vois plusieurs problèmes à ce manque de réalisme : 1/ça alimente les discours du type "on peut briser la vie d'un homme en deux secondes en déposant une fausse plainte pour viol" (les fausses plaintes pour viol sont extrêmement rares, et en revanche les vraies plaintes pour viols sont impunies). 2/Le deuxième problème c'est que ça n'aide pas à ce que les gens prennent conscience de la difficulté à se faire entendre en cas de viol aujourd'hui en France.
Questionnons maintenant le scénario et la mise en scène. Le film est une adaptation du roman Les Choses humaines de Karine Tuil. Je précise que je n'ai pas lu le roman, mais si je fais un petit détour par Wikipédia, je trouve intéressant d'apprendre que l'autrice s'est inspirée d'un fait divers américain très différent du scénario du film. Le fait divers : Brock Turner, étudiant à Stanford, avait violé une femme inconsciente de 23 ans ; il avait été reconnu coupable mais n'avait été condamné qu’à 6 mois car d’après le juge Aaron Persky, "une peine de prison aurait eu un impact trop sévère sur l’étudiant". Je ne sais pas si le livre raconte une histoire proche de ce fait divers ou s'en écarte déjà, mais en tout cas le film ne décrit pas du tout ce type de situation.
Dans le film, voici les faits et leur traitement :
- Les faits : Mila explique qu'elle était tellement effrayée qu'elle a suivi Alexandre dans le local poubelle et s'est vue imposer un rapport sexuel dans un état de sidération. Mila dit qu'elle a eu peur car Alexandre avait dit qu'il avait un couteau sur lui. Son avocate va aussi invoquer la domination sociale d'Alexandre. Tout l'enjeu du jugement sera donc de savoir si la peur ressentie a des bases objectives ou non.
- Le traitement des faits : au fur et à mesure du procès, on nous propose des flashbacks de l'ensemble de la soirée à l'exception de ce qui s'est passé dans le local poubelle. La manière dont ces flashbacks sont mis en scène fait que le spectateur ne comprend pas pourquoi Mila a eu peur : Alexandre se comporte comme un étudiant bourgeois tout à fait lambda, plutôt gentil, qui ne fait rien de mal sauf éventuellement ne pas prendre assez de temps pour aider Mila à s'intégrer à la soirée. Quand ils sortent dehors, il a une attitude normale, et quand il évoque qu'il a un couteau dans la poche, il le dit sans intention manifeste de faire peur à Mila : il dit simplement que depuis les attentats, il garde ça sur lui au cas où.
Je comprends que le sujet du film est de parler de situations dites complexes, où on se pose la question de la possibilité même du consentement, où les sujets ne vivent pas les choses de la même manière parce qu'ils n'ont pas été construits de la même manière etc. Mais même en gardant ce prisme, je crois qu'il aurait été plus juste de représenter une situation où il y a des facteurs de domination plus forts - tout simplement parce que c'est plus réaliste des situations de viols. Quelques exemples :
- Une situation où l'homme a un levier de domination concret sur notre vie professionnelle ou personnelle par sa position sociale
- Une situation où l'homme a une emprise psychologique sur nous, est colérique, nous a déjà montré des signes de violence etc.
- Une situation où la femme est prise par surprise pendant un rapport (le cas typique : la pénétration soudaine sans préservatif)
- Une situation où la femme n'a pas tous ses moyens, comme dans l'affaire du fait divers par exemple
Ici Alexandre est certes bourgeois mais n'a pas de levier de pouvoir direct sur Mila, on parle de peur mais on est loin des situation de peur des femmes sous emprise, Mila a certes bu de l'alcool mais à peine une coupe de champagne… Bref le scénario fait tout pour qu'un spectateur peu avisé de ses sujets se dise que tout ça est totalement subjectif. Alors que dans la grande majorité des cas, ce n'est pas "subjectif".
Concernant le traitement des faits, je suis vraiment très gênée par la proposition de mise en scène sous forme de flashbacks. Pour toutes les scènes préliminaires avant le viol, on nous montre LA vérité, comme s'il était possible de retranscrire objectivement les faits. Et cette vérité nous invite à nous mettre du côté du témoignage de l'homme. Puis, pour ce qui se passe dans le local, on laisse la scène en suspens. S'il s'agissait vraiment de montrer qu'il existe plusieurs vérités, on aurait pu proposer une mise en scène plus recherchée pour expliciter cela. Par exemple dans le film Le dernier duel, on vit la même scène selon le regard du violeur (qui dit avoir eu l'impression que la domination était consentie et que c'était un jeu), puis selon le regard de la femme violée (qui est aux confins de la supplication et de la souffrance).
Bref, le relativisme de ce film est assez grave en fait.
Je sais pas s'il faut le rappeler mais selon le site du gouvernement arrêtonslesviolences.gouv, on évalue le nombre de viols et de tentatives de viols de femmes majeures à 94 000 par an en France. Seules 12% des femmes violées portent plainte. Sur ces plaintes, plus de 80% n'entraînent pas de poursuites. Autant dire qu'il y a peu de viols condamnés et que les viols condamnés sont des situations sans équivoque.