Peut-on aimer les fantômes ? Genjiro, le modeste potier de ces Contes, est monté en ville pour y vendre ses céramiques. Au marché une femme l’approche, précédée de sa gouvernante. C’est une grande dame, une aristocrate, dont l’allure altière est anoblie par les voiles surplombant son visage. Dans le silence de la place qui s’est étrangement vidée, comme si le bruissement d’une âme s’était tout à coup substitué au désordre compact du réel, on n’entend que la voix de la domestique qui parle pour sa maîtresse : elle commande des bols à riz, à thé, des plats, des pots à saké, qu’il faut livrer au château de la montagne. On ne sait pas tout de suite que la dame est un spectre. On pressent en revanche, lorsque la barque du potier traverse le lac Biwa, qu’une frontière est franchie. La brume s’enroule aux rides de l’eau tel un drapeau de soie. Les sons se réduisent au clapot des vagues, aux battements sourds du taiko, au chant incertain de la rameuse qui se tient debout à la poupe. Toute matière solide semble exclue de l’image, la silhouette même de l’esquif fuyant selon un schéma onirique d’ondulation. Et voilà qu’émerge des nappes du brouillard un autre canot où gît un homme à l’agonie. Ce soldat allongé à la lisière de deux mondes est comme un avertissement du destin qui attend les êtres se laissant attirer par leurs propres mirages. Tous les films font naître et renaître des fantômes. Certains s’impriment sur la rétine et clignotent longtemps. Comme les enfants qui, la nuit, appuyant sur leurs paupières, font revenir en phosphènes les lumières de la journée, chaque spectateur peut revoir les contrastes vifs entre la robe blanche de dame Wakasa et le fond noir des salles du manoir, ses traits livides et lisses comme la laque des masques, ses gestes ritualisés par le nô, ses yeux rehaussés par des sourcils peints sur son front poudré. Lorsqu’elle chante, son corps entre et sort de l’ombre, sa chair est réduite à l’énigme d’un phénomène optique dont on ne peut détacher le regard. Elle évoque ces taches circulant à la surface de l’œil, poussières vues en très gros plan, larmes qui dédoublent les objets, éclairs de lampe allumée puis éteinte ourlant la pupille d’orange, de rouge, de vert et enfin d’une sorte de bleu fluorescent, avant le complet retour du noir. Ainsi se développent Les Contes de la Lune Vague après la Pluie, où pourrait s’exaucer le vœu de Proust que "tout un promontoire du monde inaccessible surgisse de l’éclairage du songe et entre dans notre vie."


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En cette fin du XVIème siècle, Genjiro et son beau-frère Tobei, paysan aspirant à devenir samouraï, vivent une existence misérable dans un village menacé par les hordes de l’armée Shibata. L’ambition qui les anime, leurs rêves de fortune et de prestige, entraînent leurs épouses Miyagi et Omaha dans une suite tragique de malheurs, à travers un pays ravagé par les guerres féodales. Quatre-vingt-dix-sept minutes suffisent à Kenji Mizoguchi pour exploiter un scénario si riche que tout autre l’aurait étalé sur trois heures. Rien de plus simple en apparence que ce récit construit en boucle : le mouvement d’appareil final, s’élevant de la sépulture de la mère et découvrant un paysage paisible et rural, répond, inversé, à celui initial qui résume les rapports du ciel et de la terre, des divins et des mortels, autant qu’il constate amèrement la condition aliénée de l’homme de peine. Par la création d’un tempo approprié à chaque épisode, le cinéaste domine sa dramaturgie : calme feutré du château Kutsuki tout en glissements soyeux, chaos et vacarme des troupes en marche et de la maison close, objectivité cruelle du meurtre de Miyagi par des soudards affamés. À chaque scène fait écho une autre similaire par le sujet mais différente par la manière : deux exécutions à la lance, deux apparitions de fantômes, deux excursions à la ville… La géographie créatrice qui permet de fonder une cohérence par la simple mise en rapport de deux plans s’applique ici avec un bonheur permanent. Fruit d’un travail obstiné d’épuration, de recherche de la simplicité, de la clarté des sentiments, de la vérité historique, le film exprime tour à tour la brutalité, l’orgueil, la dureté, l’aveuglement, selon un langage de pudeur et de subtilité relevant d’une suprême sobriété classique. Tout est dit par les lignes mouvantes que tracent des formes humaines gémissantes. Cette esthétique rigoureuse concourt à l’élaboration d’une arabesque à la fois linéaire et pleine de relief, nette et précise comme une estampe. Toutefois le plus admirable réside moins dans cette calligraphie supérieure que dans la façon dont elle entraîne irrésistiblement au-delà d’elle-même, jusqu’à susciter l’absorption complète de la conscience du spectateur. Si le féminisme de l’auteur et son intérêt pour les victimes de l’égoïsme social l’apparentent à Max Ophüls, ses travellings aussi virtuoses que ceux de Madame de… s’épanouissent dans un autre temps. Ce n’est plus le vertige d’un monde qui se ment et s’étourdit ici mais la mise en place sereine, équilibrée, d’un espace cosmique ou familier. Un grand jeu s’établit en fonction d’un déplacement souvent imperceptible des éléments formels, et le déroulement musical du mystère terrestre s’opère aux yeux de qui sait le contempler.


Mizoguchi raconte d’abord l’angoisse d’un homme à choisir entre deux abîmes : l’un charmeur qui aboutit au néant et l’autre, fait de renoncements et de difficulté d’être, où l’amour conjugal trouve son sens le plus authentique. Pour peindre ce tiraillement, il lui fallait la palette ailée de Watteau tempérée du charbon ardent de Rouault. Conciliation accomplie. Le titre même du film éveille l’impression d’une lumière vaporeuse et blafarde, analogue à celle d’Hécate, sanglante déesse des chemins et des spectres. Aussi l’atmosphère s’obscurcit-elle brusquement lorsqu’à la voix de Wakasa s’en substitue une autre, masculine, tandis que la caméra va chercher dans un recoin le casque du père défunt ; aussi le visage de Miyagi revenante, qui essuie une larme lors du retour de l’époux infidèle, se creuse-t-il comme un Memling pendant que celui-ci s’endort. De tels changements ne sont ni insensibles ni marqués comme effets. Ils ne s’abritent pas de l’alibi du fantastique car les fantômes, contrairement à ceux d’Ōshima ou de la tradition iconographique, ne sont distingués par aucun emblème. Ils relèvent de ces évènements légers qui sont la matière la plus fine du style mizoguchien. L’étoffe pourrait être le meilleur insigne de cette perpétuelle transformation du visible. La moire ou les ramages, les imprimés ou les broderies ouvrent et voilent des paysages. Quand Genjuro prend un bain nocturne dans un bassin d’où s’élèvent des fumerolles, l’eau reflète moins qu’elle ne miroite. Selon qu’elles sont ou non l’objet de ce chatoiement, les réalités s’abîment prosaïquement dans l’identité ou s’animent merveilleusement. Le film donne par là une figure concrète de l’homogénéité contrastée des choses. C’est ainsi que doivent s’interpréter les jeux analogiques qui président à la construction dramatique des deux histoires parallèles mais convergentes, la façon dont s’agencent les "fautes" et les "châtiments". Si les scènes de pillage, la fuite des villageois dans la forêt concentrent toute la détresse des pestiférés de Jaffa, toute la violence contenue des tableaux de Goya, l’atmosphère de tendre affection et de complaisance chuchotée qui règne entre Genjuro et Miyagi rend au contraire, avec la même intensité, le son de la passion parvenue à un équilibre délicat. L’homme, en regagnant son chez lui, ne se découvre pas subitement en accord avec les autres et la société. À vrai dire, sa demeure l’isole encore plus de l’extérieur que ne pouvait le faire le palais de la femme-serpent, séjour inconfortable que venaient battre de toutes parts les dangers et les souvenirs. Dans l’unique pièce de sa maison de bois au contraire, il se sent parfaitement à l’aise, protégé contre toute menace. Ce pèlerinage aux sources consacre en quelque sorte les retrouvailles avec la chaleur du sein maternel, cet asile que convoitent peut-être plus que quiconque les natures actives et aventureuses.


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Parce qu’on est au Japon, on pourrait comparer les Contes à un temple zen — le Ryōan-ji de Kyoto de préférence, puisque Mizoguchi habitait cette ville. Sur le sol soigneusement ratissé d’un jardin clos, quinze pierres de taille diverses sont disséminées ou groupées selon des modalités qui ont stimulé la sagacité des commentateurs occidentaux. Certains trouvent une régularité dans leur asymétrie, d’autres estiment qu’elles sont disposées de façon à exalter le gros rocher jouxtant le mur de gauche. Entre les deux plans descendant et ascendant qui délimitent le film, des personnages vivent un entrelacs d’aventures dans un temps indéterminé. Ni la durée du périple de Genjiro ni celle de l’élévation sociale de Tobei ne sont connues. La narration n’est plus soumise à l’alternance des jours et des nuits. La lune, cet astre argenté, pèse invisible sur un monde où toutes les choses sont de même poids. Si le potier occupe une place importante dans l’intrigue, il n’en est pas pour autant un pivot autour duquel celle-ci s’organiserait. Dès le départ, chacun poursuit un but : qui l’argent, qui la gloire, qui l’amour. Rapidement ces désirs ne sont plus qu’illusion : Genjiro déplie la volupté, Tobei réintègre le foyer, Omaha s’enrichit comme prostituée, Miyagi trouve la mort. Leurs itinéraires traduisent moins l’ironie du sort que la continuité de l’univers. Dans cette dérision le moi est broyé et il ne lui reste que son corps, une hutte dans une solitude. Où on quitte les protagonistes, on les retrouve ; statiques au regard de l’éternité, ils invitent à jouir du présent. De l’infinité des rapports ou des non-rapports qui les gouverne naissent des vides qui aspirent et enveloppent, rythmés par les onomatopées rauques, les borborygmes, les instruments non tempérés, les percussions sèches de la culture musicale japonaise. Tuyauterie interne à l’action, la bande sonore des Contes joue le rôle du sable entre les pierres. Elle préserve un intervalle accueillant que l’on peut remplir à la mesure de son émotion. Et parfois le silence suspendu résonne comme une mélodie dont un simple accord indique soudain l’exact centre de gravité.


Sans jamais s’égarer dans les pièges de la sollicitation poétique, Mizoguchi restitue ainsi à l’art son ancien pouvoir d’incantation. Conjuguant le mythe grec de l’Odyssée et la légende celtique de Lancelot, son film est un hymne à l’unité autant qu’une célébration de la diversité des apparences, un conte de fées autant qu’un chant fervent en l’honneur du renoncement, de l’humilité et de la fidélité. Loin de toute parabole (à l’inverse, dans ses intentions ultimes, du Héros Sacrilège), il fonctionne comme un déchiffrement de la réalité, débouche sur une expérience initiatique du bien et du mal, nécessaire à toute véritable prise de conscience. L’aspiration de Tobei à la grandeur militaire amène la capture de Ohama et sa réclusion dans le bordel, tandis que la trajectoire de Genjuro et de Wakasa (esprit dont le héros ressent la présence tangible aussi fermement que la glaise sous ses doigts) est expiée par le trépas de Miyagi. La réapparition de cette dernière, tout comme le retour de Ohama au village, renvoient moins à la notion du pardon qu’à celle d’une sagesse dont elles furent, au prix terrible de leurs corps, les instruments. Poème et drame, sonate et tapisserie, fresque et danse des spectres s’harmonisent pour ne plus exprimer, à la toute fin, que ce dictame de vérité : après la brûlure angoissante et la perpétuelle incomplétude du plaisir et des périls, Genjuro et Miyagi se sont retrouvés. Ils recommencent à travailler de leurs mains, dans la joie et l’apaisement d’un petit paradis éphémère. La mort peut venir, l’enfant partir, la société trembler sur ses bases, la lune vague les étourdir à nouveau. La certitude de la solidité de leur amour, de leur enracinement dans la terre d’où ils extraient de la beauté (symbole limpide de la poterie), ce tour qu’ils manœuvrent ensemble sont des gages suffisants. Pourtant la femme a déjà rejoint l’argile, et c’est à sa tombe que le fils tend en offrande une coupelle de nourriture. L’ineffable s’est déployé en volutes avant de disparaître. Ouvert sur une vie foisonnante, perpétuellement immobile et pourtant dynamiquement agissant, le monde des Contes sait depuis toujours ce que l’Occident a découvert avec les théorèmes de Gödel : il y a plus de choses vraies que de choses démontrables.


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Thaddeus

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