Il serait improbable, si ce n’est insensé, d’éluder la valeur esthétique dans le cinéma de Mizoguchi : outre la prouesse artistique (de composition, d’atmosphère, de décors), il y réside une technicité qui, plus que de l’admiration, impose un devoir d’analyse. Prenons l’exemple le plus révélateur : alors que dans le cinéma contemporain, le plan-séquence est devenu un outil purement sensitif (au point d’en perdre toute autre dimension), c’est en découvrant Les Contes de la lune vague après la pluie que l’on en réapprécie toute la valeur symbolique. Pour Mizoguchi, le plan-séquence est une ponctuation évidente héritée d’une réflexion purement grammaticale : le cut interrompt la phrase, et donc la réflexion. Si certains envisagent cette structure sous forme de scène, Mizoguchi a choisi le plan.
Chez Tarkovski, le même plan-séquence portait en lui une notion temporelle : c’est à travers ce procédé (parmi d’autres, bien entendu) que le cinéaste soviétique faisait jouer cette relation toute particulière qui liait temps du film, temps du spectateur, temps réel. C’est une définition somme toute assez logique du principe même de plan-séquence, car elle soulève une fausse-évidence : un plan-séquence, comme n’importe quel plan, et aussi comme n’importe quelle séquence, est un temps fermé, avec un début, des péripéties, et une fin. En liant ces deux notions de plan et de séquence, Mizoguchi déconstruit leur définition : ce n’est plus un plan-séquence, mais un plan-séquences (au pluriel). Ce qui, dans une écriture plus classique, aurait été découpé en plusieurs scènes, Mizoguchi le réuni en une prise.
C’est un pouvoir narratif du cinéma que Mizoguchi révèle : plutôt que de lier les espaces, les narrations, les émotions, par le montage, il les lie par le mouvement de sa caméra.
On pourrait relever comme exemple ce plan où Genjuro cherche sa femme Miyagi dans ce qui fut, autrefois, sa maison – sans savoir, qu’entretemps, celle-ci est décédée. Son premier passage se solde par la visite d’un lieu abandonné, sans présence humaine. Genjuro sort par une seconde porte, la caméra demeure à l’intérieur et se dirige vers l’autre entrée, où Genjuro réapparait. Cette-fois, en amorce, on découvre Miyagi, dont on se doute qu’il s’agit d’une apparition surnaturelle : la pièce, il y a quelques secondes, était parfaitement vide. Ce fantôme est d’ailleurs l’une des seules incursions du merveilleux dans le cinéma de Mizoguchi, et il est intéressant de noter que, très logiquement, celle-ci se fait par la « magie » du plan-séquence, et de ce qu’il implique dans l’esprit du spectateur.
Ce type de plan, par définition, exclu le trucage : il s’inscrit dans un temps réel et dans un espace réel, justifié par les déplacements très nombreux de la caméra dans le cinéma de Mizoguchi. Pourtant, le fantôme est bien là, inexplicable, et assure l’évidence du fantastique ; une évidence qui n’existe d’ailleurs pas pour Genjuro, qui ne s’interroge pas de cette vision.
La mise en scène de Mizoguchi s’est toujours formée autour des possibilités de l’espace. Les Contes de la lune vague, en accomplissement stylistique du réalisateur japonais, gravite autour de cette notion : pour la première fois chez lui, l’espace du réel et l’espace du fantastique interagissent entre eux. Le naturalisme se mue en inexplicable, et les lieux se déforment, se transforment, se multiplient. Le magique vient interrompre la trajectoire naturaliste, et les destins proprement humains (appât de l’argent, illusions guerrières) prennent des allures de conte – altérés, fabuleux, comme l’est d’une certaine façon un astre... après la pluie.