Je me souviens. Un samedi de janvier, quelques sueurs froides, j’arrive haletant, le souffle court devant le panneau d’affichage des séances du cinéma Mk2 art et essai à la BNF : le verdict tombe, complet pour le film qui m’avait attiré ici initialement.
Me refaisant mentalement mon parcours dans les méandres des transports bondés qui avaient provoqué mon retard, je décide de me rabattre sur la seule autre séance de disponible, un certain film dont je n’ai pas la moindre connaissance : Les délices de Tokyo, de la réalisatrice Naomi Kawase. Sorti dans les salles obscures françaises au début de l’année 2016, il a été nommé dans la catégorie « un certain regard » du festival de Cannes 2015.
Je rentre dans la salle, nous sommes peu nombreux, les lumières s’éteignent et la séance commence.
La réalisatrice propose de suivre le quotidien d’une pâtisserie comme on en trouve beaucoup dans les rues nippones. Minuscule échoppe, sans prétention, et sans grande réputation, elle est tenue par un homme au visage triste, Sentaro, qui vend des Dorayaki, sucrerie composée de petits pancakes fourrés à la pâte de haricot rouge sucrée. Sa routine est chamboulée par l’arrivée de Tokue, dame âgée passant tous les jours par ce petit parc public joliment arboré , esquissant un sourire à cet homme dont l’attention est focalisée sur sa petite plaque de cuisson où gonfle la pâte au contact de la chaleur et qu'il manipule à la spatule d’un geste vif et sec. Un matin, Tokue se lance et propose ses services à Sentaro. Celle-ci détient une recette de pâte de haricot rouge qui provoque très vite le succès de la petite boutique. Mais cette ascension est assombrie par la rumeur qui court : Tokue présente sur ses mains les stigmates encore visible de la lèpre dont elle a été victime très jeune et est guérie à présent.
Ce film est une recette tout en nuance. Le sucré des mots de Tokue envers son employeur, sa tendresse lorsqu’elle transmet son savoir à cet homme dont elle envie le travail. L’amer de Sentaro qui fait face à des dettes monstrueuses qui l'ont poussé à accepter cet emploi mal payé sous le joug de son créancier, buvant pour oublier. Mais aussi la douceur de Wakana, cette écolière un peu perdue, qui s’évade dans un monde où sa mère n’exerce plus de pression sur elle, et vient chaque jour au comptoir de la boutique chercher quelques dorayaki ratés offerts. La rencontre de ces personnages se fait dans le silence, la contemplation du geste associée à la préparation des haricots, à la cuisson, à la dégustation de cette petite pâtisserie. Rien ne vient altérer ce microcosme, en dépit des cicatrices de Tokue qui font ressurgir une époque taboue, celle où le Japon enfermait ses malades de la lèpre. Le temps d’un instant, d’une floraison de cerisier, elle oublie sa solitude et est là, plus vivante que jamais, surmontant les épreuves. Les plaies des trois personnages sont présentes, à vif, mais il leur suffit d’écouter les haricots cuisant doucement dans le chaudron pour qu’elles soient pansées.
Avec une économie de moyen, et dans un élan de spiritualité associé à une tradition culinaire japonaise, Naomi Kawase nous offre une douceur qui donne gout à la vie.
Je ressors de la salle, les jambes vacillantes et me lance tant bien que mal dans les couloirs du métro parisien.