Les cours d’histoire nous ont surtout conté la seconde guerre mondiale d’un point de vue européen, et ceci à juste titre puisque c’est le front qui a touché, transformé et calibré les rapports et les mentalités que nous connaissons le plus pour les décennies qui suivirent. Les réalités de l’occupation nipponne de la Chine et de la Corée sont quant à elles souvent tues en Occident, mais aussi dans les salles de classe du principal concerné (le Japon). Elles sont d’ailleurs encore sujet de tension entre ces différentes nations : le Massacre de Nankin, l’Affaire des 105 ou encore l’Unité 731 n’ont rien à envier aux Auschwitz et autres Einsatzgruppen européens. Comme beaucoup de films français et est-européens avant lui, Les Démons à ma porte prend place sous l’occupation de l’Axe. Cette fois elle n’est pas allemande, mais japonaise.


Quelque part dans le Hebei, un petit village de paysans. Ils vivent un quotidien simple, rythmé par les patrouilles japonaises et les romances champêtres. Un jour on confie aux habitants deux prisonniers de guerre, un sergent japonais et son interprète, brisant la tranquillité des lieux. En tête de cortège, Jiang Wen, acteur-réalisateur émérite qu’on avait déjà remarqué pour son récit initiatique doux-amer et ostalgique Sous la chaleur du soleil, sorti quelques années plus tôt. Il porte ici une double-casquette, devant et derrière la caméra ; il est la véritable clé du succès de Les Démons à ma porte.
On pense à Kurosawa, évidemment, dans ce jeu d’acteur très influencé par le théâtre kabuki, dans la fluidité maniérée de la mise en scène, dans ce ton semi-comique, semi-tragique qui parcourt chaque réplique, chaque rebondissement, chaque regard. Jiang Wen trouve un ton, et c’est la clé de voûte de tout le film : on est dans le léger sans être dans le rafraîchissant, on est dans le drame sans être dans le tire-larme. Il conte un récit de guerre, mais ne prend pas parti : d’un côté comme de l’autre, ses personnages sont des paysans. Cruels ou idiots, manipulateurs ou naïfs, patriotes ou traites – tous sont des victimes. Des victimes des coups de téléphones et des ordres radiodiffusés, des victimes de la guerre – et accessoirement des mélancoliques de la paix. Même les plus décorés sont des bouseux ou des cochons ; aucun n’est vraiment malin, oubliant si facilement l’horreur pour un sac de grain.
Les Démons à ma porte est un tableau champêtre bon-vivant, une aventure picaresque qui construit lentement un décor qui deviendra familier afin de mieux transcender ses illusions. Un noir et blanc fort de contrastes de lumières, mais aussi de similitudes : chacun n’est pas si différent de celui qu’il prétend haïr. Le Grand Architecte de ce monument, Jiang Wen, est une composante indissociable de sa réussite : sa mise en scène brillante, intime et épique dans le même temps, donne vie à ses protagonistes. L’écriture est limpide, chaque cadre trouve la recette parfaite entre son esthétique vieille école et la modernité évidente de ses thématiques.


Dès cette première séquence fanfaronne, on sait dans quoi on est tombé : Les Démons à ma porte est un film comme aucun autre, qui jongle entre différentes émotions, entre ses multiples influences. Le message, il est simple : quelles que soient la haine qu’on porte à l’ennemi, le problème est plus complexe, sa cause très simple – la guerre, absurde et violente, qui pousse les hommes à commettre les bêtises les plus idiotes et les exactions les plus inimaginables. Rien n’est foncièrement blanc ou noir dans le film de Jiang Wen, à la différence de sa pellicule. La cruauté est l’apanage des ânes, et la vengeance la réponse frustrée lancée à une société injuste. Inoubliable.

Vivienn
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le 29 août 2016

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