4°C jusqu'à l'infini
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le 7 juil. 2019
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D'un côté, il y a les artistes : il y a Daisuke Igarashi, il y a Ayumu Watanabe, il y a le studio 4C, il y a de la beauté partout qui éclabousse et danse dans les reflets et les gouttes de pluie au sortir de la tempête. Il y a de la couleur, qui vrille et change et brille jusqu'aux confins du ciel. Il y a du son, il y a du sens, il y a de la magie - pas celle d'Harry Potter, celle des vrais créatifs, ceux qui vous mettent l'univers sens-dessus-dessous de la pointe de leur plume. Il y a des explosions de lumière et des drapés de noirs profonds. Il y a du sel et de l'âme qui sèchent à fleur de peau et des frissons échangés sous le firmament. Il y a la mer. Il y a le ciel. Il y a Ruka, tenant la main de l'un et l'autre, le temps d'un éblouissement de presque deux heures et d'un ravissement qui s'étire bien au-delà.
Car oui, artistiquement, les Enfants de la Mer éblouit. Du character design (arriver à transcrire le trait - sublime - d'Igarashi n'est pas un mince exploit) en passant par les décors (magnifiques, bien plus beaux que ceux d'un Makoto Shinkai - c'est dire !) en faisant un détour par les dialogues (dont les mots sont tous parfaitement pesés) et en terminant par un story-board dont chaque plan et chaque enchaînement transpirent l'intelligence graphique, cela faisait bien trop longtemps que le Japon n'avait pas produit une œuvre aussi mature et si aboutie, que ce soit sur le plan esthétique ou sur le plan humain. Le genre qui vous retourne le cœur et le corps avec comme un gant - et qui vous envoie valdinguer jusqu'aux confins de la voie lactée.
De l'autre côté, il y a les hommes : il y a les spectateurs qui trouvent le film trop lent, ceux qui le trouvent trop bavard, ceux qui le trouvent trop prétentieux, ceux qui le trouvent trop fade, ceux qui le trouvent trop laid, ceux qui le trouvent absurde, ceux qui le trouvent incompréhensible, alors qu'il n'est ni l'un ni l'autre, et encore moins tout cela à la fois. Il y a ceux qui voudraient un combat final contre les méchants scientifiques, ceux qui voudraient qu'on leur explique tout (mais sans paroles !), ceux qui trouvent que ça manque de réalisme (dans un film qui parle d'enfants pouvant respirer sous l'eau et élevés par des Dugongs, il faut oser), ceux qui croient qu'ils ne comprennent pas le film parce qu'ils sont plus intelligents que lui (la tristesse est totale), ceux qui évoquent "la drogue" en ricanant sous cape dès qu'une œuvre fait preuve d'imagination (l'imagination ? C'est un truc de vioques, ça), ceux qui invoquent le spectre honteux de l'onanisme dès qu'un film a l'outrecuidance de les inviter à réfléchir, ceux pour qui la philosophie se réduit aux culottes de Sword Art Online - et sans doute que ceux-là sont les mêmes qui, hier, se pâmaient devant le médiocre Your Name ou le calamiteux Le Vent se Lève.
Entendons-nous bien : tous les goûts sont dans la nature, les miens autant que les leurs. On peut ne pas être sensible à cette fable humaniste, être trop cartésien pour son symbolisme, trop hyperactif pour son rythme "tranche de vie", trop formaté par vingt ans de productions américaines et japonaises versées dans un sensationnalisme de chaque instant ("un rebondissement toutes les cinq minutes", nous dit Robert Mc Kee, "sinon le spectateur s'endort" - merci à lui, c'est tellement agréable d'être ouvertement pris pour une buse).
Beaucoup moins pardonnable est cette paresse intellectuelle qui a pignon sur rue sur le net et qui consiste à fustiger ce qu'on ne comprend pas pour ne pas avoir à faire d'efforts, ne pas avoir à aller au-delà, ne pas avoir à réfléchir (ne serait-ce même qu'un peu), ne pas avoir à se remettre en cause. Si on passe à côté, c'est que c'est de la m*rde, parce qu'on est beaucoup plus brillant que Daisuke Igarashi et le studio 4C, bien sûr, on le sait au fond de notre coeur, comment pourrait-il en être autrement ? Si on reste sur le carreau, c'est la faute du film, pas la nôtre, c'est juste qu'il est mauvais, collons-lui "3" et puis passons à autre chose.
Une paresse d'autant plus glaçante qu'ici, rien n'est particulièrement complexe ou mystique. Cérébral, oui, c'est indéniable. Intelligent, certes, mais sans oublier d'être intelligible. Sensible, aussi, mais sans oublier d'être sensé. Et c'est bien là le drame parce que pour la première fois depuis (trop) longtemps, un film de divertissement populaire ne prend pas son public pour un âne. Pour la première fois depuis (trop) longtemps, il le prend au sérieux et il lui fait confiance. Il le croit sincèrement capable de remettre l'écheveau de ses pièces narratives dans le bon ordre. Et pour quel résultat ?
Même ceux qui ont aimé disent "lui enlever un point ou deux à cause de son dénouement", sanctionnant non plus le film lui-même mais leur propre incapacité à le comprendre - comble de l'injustice (et à plus forte raison sur un site appelé "Sens Critique").
Il fut un temps où un Ghost in the Shell sortait en salle et où il était aussitôt érigé par le public au rang de film culte.
Aujourd'hui, un film comme les Enfants de la Mer qui (tout en ayant quelques traits très "Oshii-esques", c'est vrai - et même : ça fait plaisir) n'est ni aussi contemplatif, ni aussi référencé, ni aussi universitaire, apparaît au spectateur lambda comme une œuvre difficile d'accès. Et donc prétentieuse. Et donc dénuée de profondeur. Pourquoi ? Parce qu'elle nous oblige à être actif devant notre écran, plutôt que de nous liquéfier passivement dans notre fauteuil en nous goinfrant de pop corn à 15 euros et en attendant que ça passe : elle nous oblige à rester attentif, à écouter (là où nous voudrions nous contenter d'entendre), à réfléchir (un peu). Or il faut croire que nous avons perdu l'habitude de tout ça. Que c'est devenu au-dessus de nos forces. Qu'on ne le vit plus comme une "stimulation" mais comme une "agression". Heureusement que Promare fera bientôt oublier ce "fiasco" : ça va bouger dans tous les sens et il y aura zéro trucs à comprendre, puisque zéro scénario (je lui prédis une note Sens Critique entre 8 et 10).
Franchement ?
On a beau répéter que non, c'est un truc de vieux réac', l'humanité n'est pas en train de régresser, qu'elle n'a jamais été aussi cultivée, je suis inquiet.
Et triste, aussi, infiniment.
Aussi triste que j'étais aux anges en sortant du cinéma.
Pendant deux heures, les Enfants de la Mer ont réussi l'impossible : ils ont ravivé la flamme de ma foi en l'humanité. Trois minutes sur internet auront suffi pour l'éteindre à nouveau.
Mais bon. Faisons contre mauvaise fortune bon coeur.
Le bon côté des choses, c'est que ça va m'obliger à le revoir, et le revoir, et le revoir encore - autant de fois qu'il le faudra !
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le 1 août 2023
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