Les Ensorcelés ou le prix des plus beaux rêves...

En 1952, le réalisateur phare de la MGM Vincente Minnelli oublie le temps d'un film le technicolor et plonge avec un regard le plus objectif possible au sein de son propre monde... Les Ensorcelés raconte Hollywood à-travers trois figures "clefs" (un réalisateur, une actrice, un scénariste) qui partagent une même haine pour un producteur odieux qui, ruiné, a comme ultime espoir celui de faire un film avec ces trois personnes qu'il a trahi de toutes les façons possibles en s'accaparant une idée qui n'était pas la sienne et en évinçant au passage le réalisateur, en faisant miroiter son amour à une actrice pour en faire SA star, en éloignant sournoisement la femme un peu trop castratrice d'un scénariste de génie. Et pourtant ce producteur, qu'on découvre au fil de ces trois récits successifs, a quelque chose de fascinant, d'envoûtant, et surtout, outre son génie et son ambition totalement assumée (il est le seul à être honnête sur ce point), on a du mal à voir en lui quelqu'un de foncièrement mauvais: il semble vivre pour son métier, pour sa passion, et ceux qui l'ont croisé...sont devenus des stars indiscutées dans leur domaine...


Dans un noir et blanc envoûtant, Minnelli fait montre une nouvelle fois de tout son brio et de toute son élégance (aucun réalisateur n'a autant que lui incarné la Classe avec un grand C) dans un genre réaliste auquel il ne nous avait pas habitué. Servi par un casting fabuleux (Lana Turner est à tomber) il joue des lumières comme des couleurs dans ses autres films, dépeint les sentiments sans jamais les juger, et certainement pas le personnage principal. Celui-ci, incarné à la perfection de la perfection par Kirk Douglas, s'inspire de plusieurs producteurs ayant existé, mais particulièrement de David O. Selsznick et de Val Lewton (la scène où producteur et réalisateur ont l'idée géniale de ne jamais montrer l'objet de la peur pour le rendre vraiment effrayant est tout à fait celle qu'on peut imaginer entre Lewton et Tourneur au moment de tourner La Féline). Jonathan Shields est, selon les dires d'un personnage, "une drogue à lui tout seul": il nous prend, il nous envoûte, il nous dégoute mais peut-on lui résister?.. Chaque spectateur pourra se faire son opinion, chacun sera libre de haïr Shields ou de marcher avec lui. Phénoménalement dense et profond, ce film s'achève sur une scène symbolique, comme une boucle, autour d'un téléphone, ce téléphone que les trois narrateurs ont refusé de décrocher au début... Minnelli est un génie! Kirk Douglas est un génie! Et contrairement aux idées reçues je ne suis pas du tout d'accord pour dire que la MGM était le plus conservateur des cinq "majors": si elle était intraitable sur la forme elle était bien moins regardante sur le fond: la starisation de réalisateurs aussi fins et subversifs que Minnelli en est la preuve...


Mais la question demeure en suspens quant à mon "vote": Shields est-il coupable ou non-coupable?.. Et, tout en comprenant très bien les arguments contraires, je vais voter "non-coupable". A vrai dire j'ai rapidement voté "non-coupable" en regardant ce film car, selon moi, ce personnage est animé d'une telle passion, d'un tel idéal artistique, d'une telle idée de l'absolu, que ses actions semblent toutes entières dévouées à sa passion, passion qui emporte même ses sentiments personnels et les relègue au deuxième plan: plus que seulement fascinant il est parfois profondément touchant et il est le seul _ je dis bien le SEUL _ qui assume totalement ce qu'il est, sans se cacher ni se trouver d'âme damnée sur laquelle se défouler, âme damnée qu'il est lui-même pour les trois protagonistes. Une scène d'anthologie dans ce sens: on se souvient de celle, légendaire, de la fuite éperdue de Lana Turner sanglotant dans sa voiture dans un jeu de lumières génialissime (cette dernière scène est, pour l'anecdote, la préférée du réalisateur tous films confondus...), mais pour moi celle qui arrive juste avant est encore plus émouvante: lorsque l'actrice découvre la trahison de Shields, celui-ci la rejette et l'accable de mots d'une cruauté insoutenable, et pourtant Kirk Douglas a, dans cette scène, un regard empli d'une telle douleur, d'un tel dégoût de lui-même, qu'il est selon moi évident que Shields, à ce moment-là, se sacrifie pour de bon: il accepte d'être un salaud pour que le show puisse continuer, pour que Georgia puisse vivre sa vie et sa carrière sans l'entrave qu'aurait constitué son amour. D'ailleurs on remarque que plusieurs fois par la suite il prend des nouvelles avec une pointe de jalousie (pourquoi demanderait-il si elle est accompagnée ou avec qui elle sort s'il n'avait pas de sentiments pour elle?..), et elle-même est, visiblement, encore éprise de lui (après toutes ces années elle réagit encore avec la violence de la femme bafouée qui n'a pas encore tourné la page [elle en est même loin]). Jonathan Shields est un artiste dévoué corps et âme à son art, prêt à tout pour qu'il vive, même aux pires turpitudes. Réussira-t-il en fin de compte à les convaincre? Sans révéler la conclusion, disons qu'elle est là encore une merveille d'élégance "minnellienne" qui se savoure dans le non-dit et le tout montré: une définition même du cinéma où tout passe par le prisme de la seule caméra qui voit tout, montre tout, révèle tout, démontre tout... Cette dernière scène est en quelque sorte une ultime déclaration d'amour au cinéma d'un de ses plus grands serviteurs: le grand, le divin, le sublime, l'incomparable Vincente Minnelli...

Sudena
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le 23 nov. 2015

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