Singapour, ville-état d’un peu plus de sept cents kilomètres carrés, occupant pour l’essentiel une grande île, à peine détachée du sud de la Malaisie. Le pays, entremêlant hauts immeubles modernes et jardins, est connu pour le miracle économique qui l’a propulsé de l’avant dans les années 1970, suite à sa prise d’indépendance. De ces luxueuses prouesses architecturales, toutefois, on ne verra rien : le réalisateur autochtone Yeo Siew Hua, philosophe de formation, préfère explorer l’envers du décor et s’immerger dans l’univers cosmopolite des ouvriers - essentiellement chinois, mais aussi malaisiens ou bangladais - qui ont fait pousser cette ville sur le sol insulaire et continuent d’étendre son territoire, à grand renfort de tonnes de sable déversées.
Le mode d’approche adopté est celui de l’enquête : Lok (l’acteur singapourien Peter Yu) est chargé d’enquêter sur la disparition de deux ouvriers, le Chinois Wang (Liu Xiaoyi) et le Bangladais Ajit (Ishtiaque Zico). Un long flash-back brouillant les temporalités permet de découvrir la naissance de leur amitié, à l’occasion d’une blessure à la main de Wang, temporairement contraint de limiter son activité à la conduite du petit camion transportant les ouvriers bangladais ; suivent les dérives à deux, les confidences, les aveux d’un désir de retour au pays, celui-ci étant rendu impossible par la confiscation du passeport par l’employeur ; seule la danse, comme une transe, permet de se soustraire à une vie prise au piège... La danse, ou la virtualité des jeux vidéos, offerts aux insomnies des ouvriers, dans le cybercafé permanent tenu par la fascinante Mindy (Luna Kwok), juste en face de leur dortoir.
Mais le virtuel l’est-il totalement, lorsqu’un mystérieux partenaire de jeu semble en connaître plus sur les joueurs et ceux qui les entourent que s’il était leur propre démiurge ? D’ailleurs, qu’est-ce que disparaître, qu’est-ce même que passer pour mort, sur un territoire où un nouveau déversement de sable, venu d’un pays voisin, crée une nouvelle île, un nouvel espace où élaborer une nouvelle vie, encore un peu plus enclose, un peu plus prisonnière des financiers qui la tiennent en leur pouvoir ? Que sont le virtuel, le rêve, le délire et le réel, dans un pays qui s’invente ainsi progressivement et, pareil à une pieuvre, pousse ses tentacules toujours un peu plus avant, empiétant toujours davantage sur le territoire de la mer ? Les individus eux-mêmes parviendront-ils à rester clairement et fermement distincts les uns des autres ou bien, à marcher dans les pas de l’un, l’autre ne finira-t-il pas par se laisser lui-même totalement happer, absorber ?...
Par ce long-métrage aux images somptueuses, dans des couleurs désaturées qui disent l’effacement des limites, et grâce à une équipe technique virtuose, qui reflète le cosmopolitisme des acteurs et l’élargit même à d’autres pays d’Asie ou d’Europe, Yeo Siew Hua, sous le couvert d’un film policier et psychologique, nous convie à une belle méditation, questionnant à la fois certaines pointes de notre monde moderne et les spécificités d’un pays, peut-être plus universelles qu’il n’y paraît.