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« Que signifie un territoire en expansion permanente pour l’identité d’une nation ? » (1) Voilà la question qui aura guidé le jeune singapourien Yeo Siew-hua dans la confection de ce deuxième long métrage. Question métaphysique, comme le souligne à un moment un personnage se gardant bien d’y répondre, pour à l’arrivé un néo-noir moite et évanescent, comme filmé à travers les vapeurs de quelques substances opiacées. De quoi affecter jusqu’au souvenir même du film quelques heures seulement après sa découverte.
À première vue pourtant, Les Étendues imaginaires braconne dans les eaux les plus naturalistes, puisque celles de Jia Zhang-ke. Lequel, pour preuve de la filiation, l’aura gratifié d’un Léopard d’or à Locarno en 2018. Des images de chantiers tels qu’on n’en voit que dans quelques pays-monstres, un ouvrier transformé en insecte par le choc scalaire et censuré par le mixage, le ciel lui pissant dessus comme par mépris… : jusque-là, on est en terrain connu, effectivement. Le genre de réalité sociologique sur laquelle règnent de vrais salauds qui, on connait la musique, dorment dans la paix d’un éternel hors-champ.
Même constat quant à cette façon d’aborder la chose par le biais du genre, et le plus qualifié qui soit en la matière, donc le polar, forcément. Son cérémonial bien huilé, son mystère à résoudre, ses tronches d’enquêteurs patibulaires et autres figures bien connues assurant un langage commun au cinéaste et au spectateur. Un travail de charmeur de serpent en somme, tout en spleen, musique lancinante et atmosphère visuelle entre John Woo et Michael Mann - et putain ça fait du bien ! Mais aussi un travail des plus nécessaires à la suspension d’incrédulité, surtout une fois venu le moment fatidique. À savoir celui où, soit ça passe soit ça casse, le film se décide à nous botter le cul direction l’inconnu (ou presque).
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Partant d’un sujet on ne peut plus documentaire (l’extension artificielle de Singapour à grandes pelletées de sable importé des pays voisins, comme la main d’œuvre exploitée pour l’occasion), le récit de Yeo Siew-hua bifurque dès lors radicalement. Ultime scène attendue au tournant du premier au deuxième acte : les deux enquêteurs échangent leurs avis devant un paysage cachant en son sein la clé du mystère. Puis Lok, notre référent, évoque ses rêves et leur rôle dans sa méthode d’investigation un poil gonzo, tout en se penchant sur une drôle de fleur violette. Et hop ! Un zoom-ellipse-raccord bizarre plus tard, nous voilà transporté dans le même décor mais quelques semaines plus tôt ! Exit Lok le flic autochtone, voici Wang l’ouvrier disparu dont il disait avoir rêvé…
Un grand remplacement ? Non, juste une dilution de la fonction sujet. Soit le changement de tronche de notre protagoniste au cours même du récit, sans annonce préalable. Rien d’original en soit, mais utilisé de la sorte, comme point de bascule d’une temporalité à une autre, et amené avec autant d’élégance que ce glissement dans la profondeur de l’image : ma foi, ça, c’est déjà plus rare ! Dans l’économie du générale film, qui plus est, le truc n’a rien gratuit ou précieux. On ne le réalise qu’après coup, mais c’est une sorte de traversée du miroir. La première d’une série en cascade finissant par boucler le récit sur lui-même façon ruban de Möbius. Ainsi Les Étendues imaginaires commence-t-il à mériter son titre, usant des ellipses comme d’hyperliens foutraques, et brouillant par là-même toutes les frontières.
Réalités charnelle et onirique, de silice et de pixels, diurne et fluorescente, spatiale et temporelle… : toutes amenées à baver les unes sur les autres, leurs contours plus vraiment étanches, comme dessinés par un démiurge en plein ego trip, la palette graphique acides et les aquarelles au bord de la nausée : « d’façon, m’en fiche, ch’suis un artiste, hips ! » M’voyez le tableau ? Oui, comme le bateau. Ne pas s’y tromper cependant, l’ivresse à ici ses raisons : leur rapport au réel troublé par de communes insomnies, Lok et Wang ne peuvent que (dé)calquer leurs conduites l’un sur l’autre… à quelques scènes de décalage. Une excuse de scénariste un peu vert peut-être, mais surtout l’occasion pour les cadrages et le montage de jouer avec nos impressions de déjà-vu. Un travail discret mais assez remarquable en fait, qu’accomplissent à cette occasion Hideho Urata (à la photo) et Daniel Hui (au montage).
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Et que dire du personnage de Mindy - Ariane ou sirène suivant sous quelle image elle se montre ? De ce flou artistique et semi-onirique allant en s’accentuant au cours du deuxième acte, elle est l’ouvreuse, comme celles des salles d’antan. A priori femme fatale, on la découvre à la longue plus enracinée dans l’archétype du maître des clés et gardien du seuil. Et pour cause : c’est elle qui, depuis son cybercafé introduit dans le film comme une projection de cinéma, assure le lien entre tous ses niveaux de réalité - la seule qui ne s’y perde pas également ! Dans l’embrasure d’une porte, à travers un aquarium, ou filmée de la même façon lorsqu’elle semble inviter d’abord Lok puis plus tard Wang à la suivre dans un angle mort de la narration, elle est un peu la brune, la blonde et la boîte bleue de Mulholland Drive réunies !
Edgar Morin disait de l’expérience du cinéma qu’elle est celle d’une « double conscience » : la « veilleuse » et/ou la « rêveuse ». Dialectique qui, suivant l’évolution du contexte et du point de vue, s’éprouve bien ici. Ainsi lorsque Mindy « invite » Lok à la suivre dans cet angle mort (ce qu’il ne fait pas puisqu’une ellipse le réveille), on en est au premier acte : pas tout à fait dans le mood, notre veilleuse domine encore. Lorsque que vient la version « déjà vue » de cette même scène en revanche, tout le deuxième acte nous est passé dessus ! Résultat : à l’impression de déjà-vu se mêle une forme d’envoûtement, auquel participe une musique quant à elle « déjà-entendue ». Retard synaptique ou bug dans la matrice ? On s’en cogne alors, tant on suit, hypnotisé, Wang suivant quant à lui sa little china girl… Sauf qu’une fois le morceau dans le juke-box terminé, bim, Wang se réveille à son tour !
Autrement dit, même et surtout dans ses moments les plus vaporeux, Les Étendues imaginaires garde un certain rapport au « réel » : soit, comme on vient de tenter de l’expliquer, en réveillant soudainement notre vigilance ; soit en nous rappelant à la réalité sociologique qui lui sert de matière première et plastique. Certains filment des ruines/chantiers si dantesques qu’ils font naître un sentiment d’irréalité ? Yeo Siew-hua, lui, témoigne du surréalisme propre à ce Singapour se prenant pour un château de sable XXL. De quoi rendre bien flottant notre rapport audit réel ; puisque plus c’est vrai, plus on a l’impression d’halluciner, comme téléportés dans des limbes à la Inception. Sans parler de ces montage-séquences détaillant le travail des machines, tamis et autres broyeuses de sable : l’automatisation du travail mise en musique jusqu’à l’hypnose, et rappelant cette fois certains travaux de Dziga Vertov.
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Mais comme ce serait encore trop simple comme ça, le soudain réveil de Wang de se faire sur un mode autiste : le monde extérieur déserté, ses sons filtrés à travers son casque, et cette impression d’émerger d’un rêve pour tomber dans un autre… Le gus replonge en effet aussi sec, et cette fois vers l’infini de de l’abstraction, si ce n’est au-delà. De Niro dans sa fumerie d’opium ? Une autre strate de rêve gigogne ? Ou bien la seule manière (ou impossibilité même) de vivre dans un monde aux airs de mirage permanent ? De façon latente, le film pose ce genre de question, tout en dessinant le paysage plus manifeste d’un système capitaliste devenu sa propre fin. Univers hors sol et absurde, sans causes apparentes mais aux conséquences, elles, toujours bien réelles. Et là aussi, on connaît la musique : virtualisation, aliénation, apocalypse silencieuse, etc.
À ce détail près que rien de tout ceci n’est asséné comme démonstration de quoi que ce soit. L’approche est plus celle d’un Miami Vice en slow motion : le trip sensoriel d’abord, les discours éventuels plus tard ! Et puis, en parallèle, toujours le genre comme structure porteuse ; le parcours de Lok/Wang, pris comme un seul et même personnage, rappelant un peu celui de Jack Nicholson dans Chinatown. Vous savez, Jake Gites, le détective privé de flaire au point de se noyer dans sa propre enquête ? Et bien même sentiment de noyade ici ! Seulement cette fois dans de véritables sables mouvants : métaphore à peine forcée d’un système digérant et convertissant tout (temps, espace, société, amitié, individu) à sa logique dépassant l’entendement. De là à se dire : Forget-it, Lok, it’s Singapoure, il n’y a qu’un pas...
À la désillusion de l’enquêteur répondent en tout cas les illusions de l’ouvrier évanoui on ne sait où (la dimension quantique ?). Vient alors cette scène flirtant avec la science-fiction comme le fantastique flirte avec le surnaturel : dans un vertigineux champ contrechamp, Lok se retrouve nez à nez avec Wang - en fait son « image-trace ». Pour la première et unique fois du film, ils sont synchrones, l’un parfait reflet de l’autre, et pourtant chacun prisonnier de son espace-temps respectif, comme dans un parloir. Ce qu’il reste à ce moment de l’humain ? D’un côté son enregistrement numérique, somme de datas désincarnées (Wang) ; de l’autre un zombie buggant devant son écran (Lok). Et puis entre les deux ce gouffre… métaphysique, on y revient.
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Peut-être est-ce même un peu (voire beaucoup) de là que vient tout ce spleen finalement ? De cette propension des personnages, déphasés, trahis par leurs sens, à ne pas de se voir. Se rater au présent pour s’en rendre compte après coup, soit trop tard : l’occasion manquée, déjà dans le rétro, et plus rien à faire sauf se sentir un peu plus seul et beaucoup plus con. Tim is luck ? Merde-credi, j’avais zappé !
Après tout, on le sait bien : toujours plus connectées, nos existences contemporaines n’en sont pas moins chaque jour un peu plus insulaires, glissant les unes à côté des autres un peu comme Sally Yeh et Chow Yun-fat à la fin de The Killer. Ainsi comprend-t-on avec quelques wagons de retard que Mindy, en fait, en pinçait pour Wang. D’où ses approches en crabe, que ni lui ni nous avions captés…
Enfin bref, comme l’a un jour dit un androïde philosophe : « All those moments, bla bla bla, lost in time, bla bla bla, like tears in rain. Snif. »
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(1) Entretien avec Yeo Siew-hua par Lorenzo Codelli, Positif, n°697, mars 2019 : « Mon point de départ était plutôt philosophique, métaphysique même. Valoriser la terre, ce n’est pas seulement acheter du sable et remplir l’espace. Il s’agit d’une terre qui ne nous appartient pas, qui a été achetée ailleurs et que, maintenant, nous réclamons comme nôtre. Que signifie un territoire en expansion permanente pour l’identité d’une nation ? Vivre à Singapour, c’est vivre dans un État qui se réinvente constamment depuis cinquante ans. En quoi cela m’affecte-t-il ? À la manière dont la réclamation des terres fonctionne, on n’en perçoit pas tout de suite l’effet sur soi. C’est quelque chose que l’on ressent. Parce que l’économie évolue, les finances évoluent, tout ce qui concerne l’espace et l’identité dans ce pays évolue. »