Jia Zhang-ke est le plus grand réalisateur chinois, celui qui a vraiment pris à bras le corps la chronique des mutations qui secouent depuis plus de 20 ans son pays. La Chine est le plus grand pays du monde, celui qui est d'ores et déjà appelé à définir notre avenir, qu'on le veuille ou non. Et le cinéma d'Extrême-Orient, du Japon à la Thaïlande, en passant par la Corée, Taïwan et la Chine, est le seul véritable laboratoire formel du cinéma depuis la fin des années 90. C'est dire le niveau d'attente que l'on peut avoir désormais face à un nouveau film de Jia Zhang-Ke…
Avouons-le d'emblée, "les Eternels" ne fera pas partie des meilleurs films de son réalisateur : le choix de faire refaire au spectateur le périple, déjà contestable, de "Mountains May Depart", en y injectant des morceaux de "A Touch of Sin" (la violence mafieuse qui accompagne la transformation brutale du pays vers une forme de capitalisme inédit) et de "Still Life" (la disparition programmée d'un certain mode de vie, le tout survolé par des OVNIs improbables), s'avère assez déroutant. Le spectateur familier de Jia Zhang-ke est donc en terrain balisé, et même si la démonstration faite ici de l'incompatibilité entre tradition chinoise et brutalité de la technologie et de l'avidité capitaliste est formidablement pertinente, il pourra juger le film un peu court.
Pourtant, Jia Zhang-ke nous offre ici une célébration indiscutable de la Femme - représentée par son épouse Zhao Tao, quasi de tous les plans -, évoluant au long des presque 20 ans de la fiction de la fascination pour la brutalité masculine à la prise en main résignée de sa destinée. Personnage puissant, survivant à la déliquescence de la société chinoise tandis que l'homme, lui, devient de plus en plus ridicule et insignifiant (au milieu des grands espaces vides de l'urbanisme contemporain, ou bien brandissant son smartphone pour essayer de capturer quelque chose de ce qui se passe), la Femme reste pourtant, de par sa fidélité à la structure sociale traditionnelle, condamnée à être effacé du futur. Ce n'est pas pour rien que les derniers plans du film la montrent elle aussi virtualisée par les écrans de surveillance…
Pour Jia Zhang-ke, qu'on a rarement connu aussi pessimiste qu'ici, l'Amour ne peut plus exister, il a été tué par le matérialisme triomphant, mais l'être humain lui-même est bien mal en point. C'est sans doute là que "les Eternels" perd ses spectateurs, dans cette errance grisâtre et sans issue d'une fin sans appel : l'avenir de la Chine est sombre, ce qui ne présage rien de bon pour le monde.
Le cinéma, lui, a encore de beaux jours devant lui, tant qu'il a des choses aussi importantes à nous dire.
|Critique écrite en 2019]