Les Eternels suit sur une dizaine d'années, une romance avortée, métaphore d'un pays en pleine mutation, liant les destinées individuelles à celle de la Chine tout entière, comme souvent chez Jia Zhang-ke, qui continue son portrait désespéré de la Chine d'aujourd'hui. Plein feu sur les conséquences de la transformation sociétale, tout en étant soumise à la dictature d'un pays qui ne plaisante pas, et portraits de personnages qui doivent s'en accommoder.
Giao, jeune femme ancrée dans ses traditions vit avec Bin chef de la Pègre locale, une romance colorée et insouciante où tous les possibles sont permis. De la joie de vivre, aux soirées dansées occidentalisées et virées bucoliques, viendront ensuite la violence des échanges, frontales ou sournoises, parfaitement menée, tout autant abrupte qu'inévitable pour cette économie souterraine ayant appris des bienfaits du capitalisme. Giao subira de plein fouet l'illusion de son bonheur et la dure réalité par le prix à payer.
Bin, déchu de son statut et démissionnaire par son incapacité à se dépasser, se laissera envahir par l'échec et pointe la difficile position de ces hommes soumis au fantasme du changement économique et souligne en contrepoint, la combativité de Giao, pour une revisite des rôles et un beau portrait de femme pugnace.
L'abandon et la solitude de Giao, laisseront la place à un dernier sursaut, à la recherche de tout ce qui était perdu, voyageant au grès des bouleversements collectifs et de rencontres avec une population désœuvrée, traversant les paysages désolés aux sites industriels abandonnés. Nombreux seront les clins d'œil à la filmographie du cinéaste. Avec Still life, et le parcours de mémoire pour son héroïne, ce sera également la transformation de la ville de Fengjie, l'enjeu économique du barrage des trois gorges, et son déplacement traumatique de population, ou encore la crise minière de la ville de Shanxi et d'un gouvernement n'hésitant pas à reclasser les ouvriers de ses mines d'état, pour un autre déracinement ordinaire. La lutte inutile du prolétariat que traitait déjà 24 city, s'invite ici par les environnements soumis à la grisaille de la réalité.
Zhao Tao, actrice récurrente du cinéaste joue de changements physiques accompagnant son cheminement pour le moins chaotique, d'autant que son visage sera peu expressif. Fan Liao quant à lui excelle entre volonté et faiblesse d'un homme en difficulté dans une société fortement patriarcale.
Un récit poétique, métaphorique, historique et sociologique, qui mérite le visionnage sans aucun doute. Tout l'art de Jia Zhang-ke pour cette destinée tragique aux changements de tons plutôt réussis, et à la déclinaison sans faille. Une mise en scène d'autant plus marquante qu'elle épouse les fluctuations sans en apporter de résolution. Avec ses découpages temporels, le cinéaste joue d'ellipses pour marquer le passage du temps et en soulignera d'autant plus ses fractures, la troisième partie étant celle par son aspect définitivement délétère, la plus frappante dans le déroulé de ces deux destinées sacrifiées, tout autant drame universel par ces cheminements parallèles, sans plus de possibilité à se rejoindre.
Alors même si quelques longueurs habituelles au cinéaste sont là, on ressent chez Jia Zhang-ke une grande maîtrise et en tout cas, une continuité dans son propos qui place le metteur en scène comme un acteur incontournable de son pays, n'hésitant pas par ailleurs, à s'impliquer culturellement pour sa ville et à tourner parallèlement à ses fictions, nombre de documentaires.
Les Eternels second coup de cœur après 24 city, que je conseille aussi fortement.

limma
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les meilleurs films asiatiques

Créée

le 3 nov. 2019

Critique lue 597 fois

12 j'aime

2 commentaires

limma

Écrit par

Critique lue 597 fois

12
2

D'autres avis sur Les Éternels

Les Éternels
Moizi
8

C'est grand, c'est beau, c'est fort, le roquefort !

Les éternels est un film magnifique et qui possède sans doute l'un des plus beaux rôles féminin qui soit. Jia Zhangke tourne une nouvelle fois avec sa femme Zhao Tao et il offre un rôle absolument...

le 16 mars 2019

45 j'aime

1

Les Éternels
Velvetman
8

Les affranchis

Article original sur LeMagduciné Alors qu’il part en trombe avec ses faux airs de film de mafia nerveux et sec comme un coup de trique, Les Éternels révèle par la suite toute sa profondeur. Un...

le 1 mars 2019

32 j'aime

1

Les Éternels
Docteur_Jivago
8

Valse en trois temps

On découvre d'abord une pègre qui n'en semble pas forcément une, c'est la fraternité qui est mise en avant ainsi que la loyauté, et les règlements de comptes n'ont pas l'air d'être une solution,...

le 26 juil. 2020

22 j'aime

Du même critique

Apocalypto
limma
10

Critique de Apocalypto par limma

Un grand film d'aventure plutôt qu'une étude de la civilisation Maya, Apocalypto traite de l’apocalypse, la fin du monde, celui des Mayas, en l'occurrence. Mel Gibson maîtrise sa mise en scène, le...

le 14 nov. 2016

76 j'aime

21

Captain Fantastic
limma
8

Critique de Captain Fantastic par limma

On se questionne tous sur la meilleure façon de vivre en prenant conscience des travers de la société. et de ce qu'elle a de fallacieux par une normalisation des comportements. C'est sur ce thème que...

le 17 oct. 2016

60 j'aime

10

The Green Knight
limma
8

Critique de The Green Knight par limma

The Green Knight c'est déjà pour Dev Patel l'occasion de prouver son talent pour un rôle tout en nuance à nous faire ressentir ses états d'âmes et ses doutes quant à sa destinée, ne sachant pas très...

le 22 août 2021

59 j'aime

2