La botte est toute trouvée pour qui voudra justifier le vertigineux capharnaüm qu’est le nouvel opus de Desplechin : il s’agit d’une incursion dans le cerveau malade d’effervescence d’un créateur, double à peine voilé du cinéaste, qui ose avec lui ce qu’il ne semble pas pouvoir faire dans les limites frustrantes du réel.
La bande-annonce était trompeuse, resserrant l’intrigue autour d’un trio au sein d’un thriller sentimental qui convoquait explicitement Vertigo : c’est là une intention assez malicieuse, à l’image de ce récit en chausse-trappes dans lequel on convoquera la création, l’espionnage, le deuil, la filiation, la science des rêves ou l’astrophysique.
Les justifications sont innombrables, et l’audace pour le moins culottée de Desplechin, en pleine possession de ses moyens, suffira sans doute à bon nombre des critiques pour saluer un panache, singulier et unique, d’autant plus séduisant qu’il caresse dans le sens du poil le cinéphile adepte de sa filmographie : on retrouvera les errances sentimentales de Comment je me suis disputé…, la question du deuil de Rois et Reine (et les confessions face caméra, à renfort de faux raccords, qui rappellent évidemment beaucoup le personnage d’Emmanuelle Devos), le Roubaix du Conte de Noël ou les étrangetés du monde diplomatique de la Sentinelle.
Dans une confi(d)ance absolue, une osmose totale avec son alter ego Amalric, Desplechin nous convie sur son théâtre des opérations. Au spectateur de prendre la température, de s’adapter, ébloui, c’est vrai, par la partition des comédiens, et surtout des comédiennes, Gainsbourg et Cotillard, dont les failles et les saillies de bonheur s’imposent avec une clarté indiscutable.
Mais la variation des tons, passant du film bergmanien au burlesque à la française (les séquences avec Girardot, assez pénibles), un montage volontairement chaotique, naviguant entre le récit premier et le film tourné sur le frère, multipliant les parallélismes, ainsi que l’aspect très théâtral du jeu (là aussi, à la française, souvent emprunté, très écrit) sont autant d’audaces qui peuvent aussi finir par s’ériger en remparts.
La question est assez passionnante : peut-on reprocher à un créateur, dont le talent n’est plus à démontrer, de nous sortir de notre zone de confort ? Dumont, dans ses derniers films, se plait aussi à la poser. Ici, l’artificialité brandie de certaines séquences, l’irritation provoquée par un Amalric en roue libre (satire de la vanité du créateur autocentré, nous dira-t-on ?) le sentiment du trop-plein (ajoutons aux éléments déjà cités la grossesse, le handicap, la perspective dans la peinture flamande et italienne, l’insomnie, la vieillesse, et Louis Garrel) laissent perplexe ; et exigent, c’est indéniable, un temps de digestion similaire à celui que doivent traverser les personnages pour éclore : l’une met 21 ans à retrouver l’être aimé, l’autre longtemps à s’ouvrir à la maternité, l’un à se réconcilier avec sa fiction, l’autre à accepter la mort. Autant d’individus, d’abord sourds à l’autre, rivés sur leur amour-propre, et que les circonstances forcent à écouter et regarder (le nombre de vitres ternies ou de miroirs au tain usé en atteste) le monde en face.
On pressent bien des thématiques fertiles, on s’émeut de certains échanges, on salue certains grands écarts ; mais la question de l’alchimie générale reste posée. Si l’artiste parvient à représenter le chaos de ses tourments et la fébrilité de ses élans créatifs, on peut ne pas se réjouir à les affronter sur deux heures d’une compacité radicale.
A bien y réfléchir, c’est là le sujet même du film : la confrontation d’égos avec les exigences de l’autre, du monde, du temps : il ne peut en résulter qu’une conflagration violente, dont l’écume mêle le sublime et la bile.
(6.5 ? /10)