Alors que sa femme débarque dans son salon comme une fleur après 20 ans de disparition radar, la seule chose qu’Ismael parvient à lui dire est : « tu as vieilli ». C’est un peu ce qu’on aurait également envie de rappeler à Arnaud après 25 ans de carrière tant son dernier opus semble vouloir fait fi de cette donnée pourtant irrécusable. C’est aussi qu’en faisant de son avatar amalriquien un réalisateur en crise, Desplechin tente de jouer la stratégie du vrai faux cynisme comme pour damner le pion à tous ceux qui à longueur de films lui reproche d’être un nombriliste obsessionnel qui ne s’assume pas.
Cartes sur table donc, même si c’est pour affirmer qu’un vrai joueur n’aime rien tant que les parties truquées. Puisque toute son oeuvre est construite à la fois sur le faux-semblant et sur le passé qui ne passe pas, cette fois le thème du fantôme est directement mis au coeur de son histoire, diffracté, théorisé, malmené : ou comment faire de l’esprit autour des esprits qui nous hantent et nous persécutent. Première règle : aménager l’espace mental du film et des personnages en labyrinthe, seule forme à même de servir de « piège à revenants ». Récit explosé, clins d’oeils aux opus précédents (ici se rencontrent enfin les deux grandes entités de toute l’oeuvre rhizomique de Desplechin, les Vuillards de Rois et Reine et du Conte de Noël et les Dédalus de Comment je me suis disputé et de 3 souvenirs de ma jeunesse, dans une nouvelle redistribution qui floute encore plus les contours), répétitions en décalages permanents et mises en abyme comme principes directeurs : les personnages deviennent des spectateurs de leur propre théâtre intime, et les spectateurs du film des personnages à part entière de la grande fresque en train de se construire sur des décennies.
Et de cette première règle découle la seconde, celle du « tout est permis » : puisque les lignes de fuite se brouillent au fur et à mesure qu’elles sont soulignées (comme dans le grenier d’Ismaël ces ficelles qui rejoignent l’Annonciation de Fra Angelico et les Epoux Arnolfini de Van Eyck, dans une tentative désespérée de réconciliation), la structure explose pour que le contenu puisse enfin se répandre en toute liberté : hurlements, sang qui coule, pleurs, tremblements, hystérie, toute une série d’états extrêmes fondant sur la horde d’égo gonflés qui sans cela frôleraient le terne et le gris.
Car depuis la Sentinelle jusqu’à ces Fantômes d’Ismaël, Desplechin semble irrémédiablement aux prises avec une tension insupportable entre le banal et l’extraordinaire, le train train des intello qui se posent trop de questions au lieu de prendre leurs vies en main, et l’excitation des aventuriers (toujours des espions) qui agissent au lieu de réfléchir. Deux mondes qui ne trouvent pas de terrains d’entente et qui se juxtaposent le temps d’un film, un amour-haine toujours recommencé et placé chez le réalisateur sous le signe du combat entre le passé (la culture, les morts) et le présent (la géo-politique, la folie) et matérialisé par un goût toujours plus affirmé pour la forme du roman-feuilleton, où chaque épisode monte d’un cran par rapport au précédent, sans se préoccuper beaucoup, ultime hubris, de la façon dont un hypothétique dénouement pourra résoudre tous ces débordements.
Et c’est bien là la pièce manquante de ce puzzle désespéré : l’avenir. Desplechin, comme nous tous, vieillit, mais semble faire des films dans une temporalité congelée. Ses personnages sont d’éternels adolescents, aux prises avec les affres de la filiation, autant en amont qu’en aval, et qui désormais semblent vouloir refuser d’avancer. Il y a vingt-cinq ans, cette posture avait quelque chose de tragique et de charmant, et donnait aux films du jeune Desplechin une saveur violente et fragile toute à la fois. Mais le temps faisant son oeuvre, cet entêtement frôle désormais un peu le pathétique ridicule de tous ces vieux beaux qui s'illusionnent, comme autant de Dorian Gray se regardant dans le miroir de leur tableau mensonger.