Les protagonistes des Feuilles mortes existent-ils ? Si cette question n’est pas posée explicitement durant le visionnage du film, elle est lancinante : elle est là, en toile de fond, si importante qu’elle dirige le film, qu’elle nous dirige, nous accompagnant avec douceur, une douceur certes parfois brutale mais si juste.
La finesse du travail de Kaurismäki sur ce dernier long-métrage repose en partie sur la distance. Distance avec les autres, avec le médium cinéma, avec soi-même. Les personnages se situent entre deux mondes, entre deux temporalités, entre deux vies.
Le cinéaste approche avec une grande pudeur ses personnages, on ne les connaît que très peu, ne les ayant jamais réellement approchés, le cadre étant trop large pour être proche de leurs émotions et trop rapproché pour les inscrire réellement dans un environnement. Comme s’ils n’étaient véritablement nulle part, comme une vue de l’esprit qui nous est offerte pendant quatre-vingt-une minutes.
Le spectateur découvre un univers dans lequel on ne parle pas, ou peu, souvent pour ne pas dire grand-chose. Un univers où les discussions préfèrent prendre la direction du football plutôt que des émotions. Alors on s’exprime en chantant dans un karaoké miteux ou par un si bref baiser que l’on en vient à douter qu’il ait bien existé.
Les individus semblent emprisonnés par leurs corps, corps qui travaillent dur, très dur, généralement pour si peu qu’ils se retrouvent à voler dans ce même magasin qui les exploite. Récupérer de la nourriture périmée, même cela leur est interdit. Le vol de ce que personne ne veut, le vol de ce que les autres jettent, déchets accumulés en guise de nourriture interdite.
Corps impassibles, inatteignables, couverts. Les costumes deviennent une carapace, comme un espace propre et intime appartenant aux personnages. Le spectateur ne verra que très exceptionnellement la peau des individus filmés. Ce choix s’inscrit dans l’approche pudique du réalisateur. La basse température justifie ces vêtements et vient se fondre sur les visages qui ne laissent rien transparaître, elle s’inscrit dans la personnalité, au plus profond de chacun, du spectateur-même.
Ne rien dire, ne rien montrer.
Les personnages paraissent parfois totalement désincarnés, presque angéliques. Le corps et ses possibilités deviennent une part de l’existence. L’autre part existe dans des détails : des vêtements, des décors, un léger sourire, un regard dont la brillance est un petit peu plus intense qu’à l’habitude, une posture. Le rapport à la corporalité ne s’exprime que dans la violence. Comme si la nuance et la douceur étaient impossibles. La blessure d’Holappa étonne l’œil : le sang apparaît comme un giclement de vie. L’alcool le ramène à son corps et à travers cela à sa condition. Cette consommation illustre bien la dureté de l’existence et son cycle infernal : être déprimé parce qu’on boit trop, boire trop parce qu’on est déprimé. Par cet échange simple entre les deux personnages masculins, Kaurismäki dépasse l’humour absurde pour offrir au spectateur une dimension métaphorique bien plus globale. L’absurde devient très significatif d’une réalité terne et cynique.
Malgré la dureté de cette réalité, les personnages ne perdront à aucun moment leur dignité.
Ce refus du misérabilisme, pourtant si fréquent dans les représentations narratives et esthétiques des classes sociales les plus basses, fait des Feuilles mortes un grand film, respectueux et respectable.
Les personnages, même dans les moments les plus durs, ne se laissent pas emporter.
Sans emploi, Ansa conserve son apparence impeccable, elle reste droite.
Dans son foyer pour personnes sans-abris, Holappa demeure propre et refuse de porter une veste abîmée.
Sur fond musical joliment ringard, nous suivons alors les destinées disloquées, violentes et pluvieuses des deux personnages principaux. Le sort semble s’abattre sur eux, il leur vole leurs emplois, leurs espoirs, leurs amours. Leurs chemins se croisent et se décroisent inlassablement. Si bien qu’on en vient parfois à douter de la possibilité de leur amour auquel on devient pourtant si attachés. La tendresse cachée, retenue, vient nous frapper en plein cœur. Comme si ce qui n’est pas révélé venait chercher quelque chose de plus profond et intime en nous. On maudit le vent qui emporte le numéro de téléphone. On désespère qu’Ansa ne reçoive pas d’appel et on l’attend à la sortie du cinéma.
Heureusement, après quelques dizaines de cigarettes fumées devant ce petit cinéma admirateur du cinéma français du XXe qui nous plonge dans l’étrange nostalgie d’un temps que nous n’avons pas connu, les deux êtres se retrouvent. On ose les imaginer heureux malgré le peu d’expressions faciales qu’il nous est donné de voir.
Kaurismäki nous offre un drôle de tandem, opposé aux récits traditionnels. Deux individus solitaires qui ont un besoin immense de se retrouver. Un personnage féminin si seul qu’il doit acheter une assiette et des couverts pour recevoir un seul invité. Vaisselle qu’elle jettera dès son départ, retrouvant son rythme habituel, supprimant la possibilité d’un autre dans sa vie.
Un personnage masculin qu’on doit traîner à une soirée karaoké un vendredi soir, lui qui préfère rester dans son petit lit d’une place.
Mais, bringuebalant, les protagonistes avancent, on ne sait jamais trop où, jamais trop comment et finissent par se retrouver, par s’unir de manière amusante et touchante, Holappa tentant, malgré ses béquilles, de suivre Ansa qui ne l’attend pas. Une histoire d’amour décalée qui se décale.
La fin des Feuilles mortes est représentative de tout le film, les personnages s’en vont dignes et Kaurismäki a la délicatesse pudique de ne pas les filmer tout le long du chemin, jusqu’au moment où ils deviendraient minuscules et qu’alors le générique pourrait être lancé comme c’est le cas fréquemment. Il leur laisse leur intimité, il s’agit de leur histoire maintenant.
Les protagonistes des Feuilles mortes existent, malgré le flottement de leurs êtres, leur désincarnation et leur détachement. Ils existent comme des empreintes indélébiles dans tout notre être, des empreintes dont l’encre aura su s’immiscer dans nos recoins les plus intimes, venant toucher un réel bien plus palpable : le nôtre.