Les Filles
6.7
Les Filles

Film de Mai Zetterling (1968)

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« Maï Zetterling se complaît dans la description des turpitudes et des perversions. On ne peut que le regretter » écrit Charles Ford en 1974 dans son Dictionnaire des cinéastes contemporains. Ce jugement, hâtif et passablement injuste, est assez représentatif des critiques reçues à la sortie en salles des Filles (Flickorna en suédois), échec retentissant qui condamnera la cinéaste à ne plus pouvoir tourner durant les sept années suivantes. A revoir ce film, plus de cinquante ans après, on ne peut que constater que ces critiques-là ont plus vieilli encore que le long métrage. Ce qui n’est pas peu dire car Les Filles, indéniablement, est une œuvre de son temps bien plus que du nôtre, comme c’est souvent le cas des films très militants. Toutefois, les excès et le côté un peu insistant de certains propos, de certaines situations, sont largement compensées par le soin apporté à la forme, l’inventivité de la mise en scène, la place accordée à l’esthétique et à l’imaginaire. Cette touche à la fois poétique et avant-gardiste rappelle par moments le meilleur de la nouvelle vague tchécoslovaque – ce qui, dans le petit panthéon de votre serviteur, n’est pas rien.


Trois amies d’une quarantaine d’années, Liz, Marianne et Gunilla, membres d’une troupe de théâtre, jouent Lysistrata et prennent très à cœur cette pièce d’Aristophane, qui raconte comment les Athéniennes, pour mettre fin à la guerre contre Sparte, décidèrent de décréter une grève du sexe, refusant de coucher avec leurs maris tant qu’ils n’auraient pas conclu la paix. Le metteur en scène et son jeune assistant semblent avoir un rapport beaucoup plus détaché à la pièce. Lorsqu’ils entendent leurs comédiennes, sur un plateau de télévision, défendre avec véhémence le message de ce texte antique tout en plaisantant sur son actualité, ils soupirent. « Elles ne prennent rien au sérieux… » commente le metteur en scène. « Comme toutes les femmes, non ? » lui répond son assistant. Faire du théâtre et être une femme, qui plus est souvent mariée et mère de famille, semble ne pas être de tout repos, comme en témoigne les cris d’un bébé resté en coulisses et qui vient perturber la répétition. Les maris et compagnons sont peu coopératifs et, à l’exception d’un, voient d’un mauvais œil la tournée théâtrale qui s’annonce. Le mari de la première des comédiennes se laisse déborder par la garde des enfants, incapable d’assumer son rôle. Inquiète de ce qui peut arriver à la maison en son absence, son épouse l’imagine au cours d’un cauchemar, dans la forêt, lire le journal et fumer tranquillement sa pipe assis sur un fauteuil tandis que le calme habituel des bois se trouve saturé de bruits de tirs et d’avions de guerre et qu’un de ses enfants, sale et mourant de faim, agonise dans un buisson sans attirer son attention. L’amant grisonnant de la seconde la poursuit de ses assiduités sans jamais aller jusqu’à se résoudre à divorcer d’avec sa femme. Après l’avoir pourchassée dans un champ de neige, il l’entraine dans un magasin de meubles où le couple se réconcilie en essayant tous les lits exposés. Mais le sens est équivoque et pourrait bien encore une fois s’avérer une ruse masculine : si la femme voit dans ce symbole la volonté d’emménager avec elle (mais est-ce un hasard si un sommier dressé debout devant eux reproduit des motifs de barreaux ?), son amant y voit sans doute, plus prosaïquement, le lieu de l’étreinte. Elle lui cède sous les applaudissements complices des vendeurs (solidarité « patriarcale ») tandis que résonnent en voix off les paroles de Lysistrata invitant ses concitoyennes à la grève du sexe. Quant au mari de la troisième, si lui ne s’oppose pas à la tournée théâtrale, c’est uniquement parce que cela lui donnera l’occasion d’aller voir sa maîtresse… Il n’y a pas grand-chose à sauver du mâle tel que présenté tout au long du film : lâche, égoïste, profiteur, misogyne, vaniteux, il ne présente d’autre visage que celui d’une domination dont il conviendrait de se libérer. « Ils sont tous pourris, sans exception ! » clame une des trois héroïnes. Nous sommes en 1968 et l’heure n’est pas aux nuances.


Si, à en croire Mai Zetterling, l’homme abuse de ses droits, c’est parce que la femme consent à cette dépossession d’elle-même. Là encore, c’est un lieu commun de la pensée féministe. Une des héroïnes, troublée, s’y laisse elle-même prendre quelques instants lorsque, ayant été reconnue dans un supermarché par le vendeur (sans doute grâce à son passage à la télévision), elle se fait offrir du fromage, le galant commerçant insistant lourdement sur la satisfaction que la possession de ce produit laitier devrait lui faire éprouver. « Alors je devrais être heureuse, opine-t-elle d’une voix blanche. J’ai tout ce que j’ai toujours désiré… » On retrouve la bonne vieille aliénation, par le truchement des biens matériels, de la desperate housewife des classes moyennes que dénonçait, à la même époque, Betty Friedan dans son best-seller La Femme mystifiée… Cette association, assez désuète aujourd’hui, entre patriarcat et capitalisme, réapparaît à plusieurs reprises, notamment dans une scène où une femme, postée devant les indicateurs de la bourse et parlant dans le vide, semble invisible et inaudible, la cohorte des courtiers l’ignorant royalement et tentant de lire les indices monétaires à travers elle. La comédienne n’aura guère le temps de poursuivre son introspection fromagère car, reconnue à nouveau, elle est assaillie par un groupe d’adolescents chahuteurs qui la pourchassent dans tout le centre commercial. Aliénation encore chez ces ménagères qui se battent entre elles sur la place du village tandis qu’une oratrice féministe, dont la voix est recouverte de bruits de klaxons, essaie vainement de les fédérer, proposant entre autres mesures novatrices de salarier les femmes au foyer. Aliénation toujours chez toutes ces femmes qui, venues au théâtre assister à la représentation de la pièce, s’endorment et ronflent aussi fort que les hommes à leurs côtés. Un couple d’une cinquantaine d’années, qui a invité une des comédiennes à venir manger à la maison, se voit invité au théâtre en retour. Ils suivent la pièce d’un regard sceptique, entre indifférence et consternation. « Je n’y comprends rien » songe madame en tentant vainement de saisir le sens des diatribes de Lysistrata. « Elle pourrait servir… » songe monsieur, à ses côtés, en reluquant la plastique de la comédienne.


Le recours à la figure emblématique de Lysistrata est un classique dans l’histoire du féminisme. Dans son livre La Chair interdite (Albin Michel, 2014), Diane Ducret rappelle qu’elle a inspiré des activistes même hors d’Europe, comme le mouvement des femmes du Liberia ou la « grève des jambes croisées » menée en Colombie par les épouses des pistoleros réclamant que leurs maris baissent les armes. La guerre, dans le contexte de la petite bourgeoisie suédoise de 1968, est évidemment réduite à un motif purement symbolique et semble moins concerner le conflit d’un peuple contre un autre que celui qui a lieu entre les sexes. Une des dernières scènes l’illustre parfaitement : alors que tous les personnages se retrouvent dans un grand repas festif à la fin de la tournée, une des femmes, prononçant un petit laïus, annonce publiquement qu’elle a l’intention de divorcer. Son mari, qui l’apprend en même temps que les autres convives, s’écrie : « Je ne l’admettrai pas. C’est la guerre ! » Ce motif de la guerre est évoqué un peu plus tôt dans le film, lorsqu’un convoi funéraire exhibant les corps sans vie des héroïnes passe au milieu d’une foule d’hommes hilares, parmi les ballons et les flonflons joyeux d’une fanfare. « Je crois que les femmes n’ont jamais existé » lâche un des hommes en voyant passer le corbillard. « En tout cas on a toujours agi comme si elles n’existaient pas ! » réplique un autre en éclatant de rire. Libérés de toute présence féminine, les hommes jubilent et se laissent aller à la sauvagerie. L’un deux entame un discours rugissant : « Nous sommes de nouveau des hommes libres ! Nous pouvons à nouveau agir comme bon nous semble et faire la guerre ! » Un écran est déployé où se projettent successivement les portraits de Mussolini, Hitler, Staline, Mao, De Gaulle… Les femmes, soudain ressuscitées, huent ces figures de chefs autoritaires et bombardent l’écran de tartes à la crème.


« J’aimerais être certaine que nous avons passé l’époque où les femmes faisaient des films qui montraient des femmes enceintes de neuf mois se regardant dans le miroir en se caressant le ventre ou allongées dans la baignoire, confiait Maï Zetterling dans un entretien accordé en 1985 à la revue Cinébulles. On ne peut pas continuer à ne faire que des films sur la grossesse et le viol, il nous faut élargir le champ de nos préoccupations. » Elle y est tout à fait parvenue avec Les Filles, même si cet « élargissement du champ » n’est pas dénué d’un certain sentiment d’échec et que l’émancipation promise ne semble pas toujours rimer avec bonheur. On peut comprendre, bien sûr, que l’outrance du message et la vision manichéenne de la société qu’il véhicule ait pu agacer et puisse agacer encore, avec ce côté binaire, adolescent, monolithique qui caractérise trop souvent (mais pas toujours) un certain cinéma féministe. Et pourtant, ce message-là est servi par une réalisation beaucoup plus délicate, inventive et subtile que le fond ne le laisse supposer, et c’est une raison bien suffisante pour passer outre cet agacement initial et déguster un film dont chaque plan réserve une surprise, une audace ou un fragment de beauté.

David_L_Epée
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le 27 oct. 2021

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