Jules Dassin avait apporté une dimension sociale intéressante au film noir américain, avec notamment les Démons de la liberté, la Cité sans voiles et les Bas-fonds de Frisco. Mais après ce dernier film, Dassin fut menacé par le maccarthysme, la Fox l'envoya prudemment à Londres tourner ces Forbans de la nuit, et ce fut le prélude à un exil définitif hors de Hollywood ; en 1955, il partit pour la France où il recommença sa carrière avec Du rififi chez les hommes.
J'ai une certaine fascination pour ces Forbans de la nuit, pour plusieurs raisons : je l'ai vu assez jeune et ça m'avait conditionné au film noir ; le décor urbain est remarquable, souvent nocturne, bien capté par un superbe noir & blanc, et devient l'élément essentiel d'une aventure tragique située dans un milieu social plus ou moins en marge de la légalité, la ville est comme un personnage à part entière de la narration.
Dassin y décrit de façon lyrique des comportements qui rappelaient ceux de ses films américains, d'où parfois une confusion sur le lieu, mais on est bien à Londres. D'autre part, les personnages existent avec une intensité incroyable, Richard Widmark dans son rôle de Harry Fabian, petit arnaqueur minable et loser fascinant, y est prodigieux et trouve l'un de ses meilleurs rôles, bien secondé par Gene Tierney, belle à ravir, l'inquiétant Herbert Lom, Mike Mazurki habitué des rôles de brutes, et l'étonnant vieux personnage de Gregorius, joué par un authentique lutteur de 70 ans.
Dassin ne retient du bon roman de Gerald Kersh que quelques détails, et fait surgir un univers de duperie, de cupidité, de violence et de vengeance, les scènes finales ont quelque chose de grandiose dans leur dimension tragique, tout comme l'ouverture du film qui suggère l'emprise implacable de la fatalité. Visuellement, le film est très travaillé, mais le paysage urbain qui donne de Londres une image sale d'immeubles décrépits et de quais sinistres, ne fut pas apprécié des Londoniens ; aux Etats-Unis et en France, le film passa inaperçu, il ne fut reconnu que bien des années plus tard, et est considéré aujourd'hui comme un authentique chef-d'oeuvre du film noir.