T.C. Jeffords, patriarche charismatique du domaine « Les Furies » a construit sa fortune en suivant les préceptes de ces fameux barons voleurs des prairies qui ont accaparé les terres « vierges » du grand Ouest à coups de fusil. Personne ne suscite plus son respect que ceux qui n’ont aucun état d’âme. Sa fille Vance (l’excellente Barbara Stanwyck) partage avec lui son penchant pour l’argent et le pouvoir mais elle aspire aussi à préserver son amitié sincère avec Juan Herrera, un Mexicain dont la famille a été expropriée par son père. Commence alors un récit aux accents shakespearien dans lequel les personnages s’enfoncent tous dans des relations plus tortueuses et féroces les unes que les autres à mesure que l’avenir du domaine se fragilise.
Présenter les membres d’une famille de propriétaires terriens sans foi ni loi n’est pas nouveau, en revanche, en faire les personnages principaux d'un western est étonnamment moderne pour l’époque. En 1950, ce genre cinématographique est bien plus occupé à construire le mythe américain qu’à le déconstruire. Il passe habituellement plus de temps à glorifier l’héroïsme, le courage et le goût de la liberté des pionniers que leur penchant pour la violence et la prédation. Ici, il n’en est rien. Le scénario, d’une étonnante complexité (sans pour autant perdre le spectateur) dépeint des personnages qui baignent dans la trahison, la compromission, le cynisme et la cruauté sans pour autant être imperméables (pour certains) à la compassion ou à l’amour.
Les rôles sont parfois même inversés. Ainsi, Le fils du patriarche, tout désigné pour reprendre le ranch familial dans un western normal, conspue ici les valeurs du père et refuse toute confrontation avec sa sœur, Vance, bien plus arriviste que lui. Comme souvent, le personnage incarné par Barbara Stanwyck est le plus intéressant de tous (c’est étonnant de voir à quel point cette actrice a suscité l’intérêt des réalisateurs pour sortir les femmes des stéréotypes…) Elle incarne une femme forte, complexe, autoritaire, cynique mais aussi sensible et tiraillée par les sentiments amoureux (y compris de manière assez ambigüe avec son père…) On est très loin de l’image classique des femmes de westerns, tour à tour pionnières vertueuses ou putains des saloons, veuves solitaires ou demoiselles en détresse (les profils à la « Johnny Guitare », « Shane », « Calamity Jane » ou « Destry » arrivent plus tard). Elle n’est d’ailleurs pas la seule femme dans ce récit et d’autres, comme elle, se caractérisent par leur force de caractère voire la domination qu’elles exercent sur leur conjoint. Très surprenant pour l’époque, on se croirait presque dans un film precode !
Cet ensemble de profils atypiques (servis par des dialogues de grande qualité) aiguise sans cesse notre curiosité. La réalisation est très propre et l’image irréprochable. J’ai rarement vu des nuits américaines aussi bien filmées. On pourra regretter quelques facilités scénaristiques ça et là, en particulier vers la fin, mais comme souvent dans les films hollywoodiens il faudrait pouvoir s’arrêter 10 minutes avant… ça n'empêche, « Les Furies » reste un film absolument passionnant sur la violence des rapports humains dans le monde des propriétaires terriens au temps de la conquête de l’Ouest.