D’ordinaire, avant de voir un film, je m’intéresse à l’histoire, aux noms du réalisateur et acteurs, je vois des images... Souvent je jette un œil ça et là pour en savoir un peu plus. Mais parfois je me fais surprendre par une bande annonce particulière et étonnante qui ne me donne aucune envie d’en savoir plus avant découvrir l’œuvre. S’installe alors une fièvre d’attente. Ce fut le cas jadis, pour n’en citer que quelques uns, avec « La Trace » de Bernard Favre, « Serko » de Joël Farges, « Capitaine Achab » de Philippe Ramos et plus récemment « Nocturama » de Bertrand Bonello, « Brothers of the night » de Patric Chiha ou encore « Au-revoir là haut » d’Albert Dupontel. C’est ce que j’appelle mes envies de cinéma prémonitoires.


« Les garçons sauvages » en font partie. Je me rappelle très bien, j’étais en salle pour découvrir « Cœurs purs », distrait pendant la séance pub, je lisais V.O quand un son particulier m’interpela, je levais la tête et fus presqu’agressé par ce que je voyais tout autant que fasciné. Le film devenant de fait un immanquable.


Agressé. Fasciné, cela s’est confirmé en salle. Dès les premières minutes le malaise s’est imposé avec un flux stroboscopique d’images et de sons jaillissant, sans pour autant avoir un point de repère quelconque. Rien de ce qui se passait à l’écran n’était dans les conventions pourtant chaque éclairage, plan, décor, montage… évoquaient une multitude de souvenirs cinématographiques. Tel l’ermite qui sort de la grotte le regard absorbé par le plein soleil, la vision du spectateur est troublée, désorientée, fascinée. Heureusement, après un temps d’adaptation ce delirium très mince s’est estompé.


A ce moment du film deux solutions à envisager. Soit on décide de s’embarquer les yeux ouverts dans cette aventure soit l’on quitte la salle (ce que n’a pas manqué de faire un spectateur au bout de 15 mn, presque en s’enfuyant).


Car, sans trop dévoiler l’intrigue, « Les garçons sauvages » apparaît très vite comme une espèce de cauchemar psychédélique impressionnant et pas toujours confortable. Après un préambule libidineux et pour le moins scabreux on s’interroge. Puis commence une espèce de récit d’aventure qui se situerait entre « Deux ans de vacances » et « L’île mystérieuse » de Jules Verne mais en beaucoup plus trash. Ici le bateau est commandé par un Capitaine branque totalement azimuté et l’île ne se veut pas uniquement nourricière mais également matricielle. Ces cinq jeunes hommes de bonne famille foncièrement dépravés, « exilés » pour leurs méfaits, en seront pour leurs frais.


Bertrand Mandico donne ici un prolongement à ses courts métrages. Il réalise une sorte de condensé d’artifices (le pouvoir féminin, le sexe, les fluides, les apparats, le végétal) de sa toute jeune œuvre qui n’a de cesse de séduire autant qu’agacer. Les références visuelles y sont nombreuses on y retrouve des regards sulfureux et noir à la Theda Bara, des plans à la Murnau avec incrustations (« Faust »), une végétation étrange et luxuriante à la Harry O. Hoyt dans « The lost world », l’érotisme stylisé d’un « Pink narcissus » voire pervers d’un Walerian Borowczyk, des créatures à la Ken Russel, une tension malsaine comme dans « La nuit du chasseur », des symboles phalliques à la Querelle de Brest, un bestiaire et statuaire à la Cocteau, une ambiance à la Raoul Ruiz, une vanité tendance Rhinestone… Le tout savamment manipulé et méticuleusement emboîté pour un résultat qui a ce jour n’a rien de comparable et se trouve pour le moins novateur à l’écran. Tout et rien, le langage cinématographique prend une nouvelle dimension.


L’ambigüité et l’ambivalence sont permanentes au niveau du contexte, de l’image et du verbe, à commencer par les actrices d’une surprenante authenticité dans leurs rôles masculins (n’ayant rien lu sur le film je ne m’en suis rendu compte qu’au 1er tiers du film). Cette fable mi fantasmagorique, mi surréaliste, de mutation des corps, où le rôle de la femme et de l’homme est remis en question tente de bouleverser l’ordre social et apporte une réflexion supra-organique sur l’état du monde.


On pense à quelques auteurs tel Jack Kerouac (l’amour au détriment de la guerre, pour schématiser) ou encore William Burroughs (dont Mandico revendique ici la référence et utilise l’un des titres de roman) avec ses délires anxiogènes de fin d’une époque. La forme novatrice du film fait écho au fond.


Mandico semble ici compléter ce constat de l’actuelle défaillance sociétale. Le courant artistique de la « beat génération » qui a insufflé un vent de liberté sur les sociétés occidentales à partir des années 50/60 jusqu’aux années 80, en désirant un système de vie plus permissif, faisait au final peu de cas de la femme. Aussi la tendance ne devrait-elle pas s’inverser pour les générations à venir ?


De ce grand festival d’arts graphique on pourrait également, et certains ne se gêneront pas, retenir tout le contraire et lui reprocher un certain maniérisme kitsch, un discours plein d’emphase et stérile, une débauche visuelle déviante.


Ce qu’il faut retenir, c’est que « Les Garçons sauvages » est une œuvre comme il n’en existe pas, du moins dans le cinéma français jusqu’à présent. Il s’agit d’un très bel exercice de style qui devrait conduire à reconsidérer la manière d’appréhender la manière de tourner actuelle. Un peu comme un grand couturier qui inspire le prêt à porter, Mandico en brillant précurseur, libre et à l’imaginaire fertile ouvre indéniablement une nouvelle voie d’expression cinématographique.


Thomas Mann pensait « Etre jeune, c’est être spontané, rester proche des sources de la vie, pouvoir se dresser et secouer les chaînes d’une civilisation périmée, OSER ce que d’autres n’ont pas eu le courage d’entreprendre ; en somme, se replonger dans l’élémentaire ». Comment serait le cinéma à ce jour s’il n'y avait pas eu un Keaton ou un Chaplin, un Welles ou un Godard, un Delvaux ou un Buñuel ?

Fritz_Langueur
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le 1 mars 2018

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Fritz Langueur

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