Ce qui relevait d’un storytelling d’exception devient tristement la norme : présenter aujourd’hui un film issu de ce formidable vivier à talents qu’est le cinéma iranien, c’est évoquer la clandestinité, l’emprisonnement de son auteur et le courage incroyable qu’il a fallu à l’équipe pour mener un projet qu’ils réalisent au prix de leur liberté.
Rasoulof, déjà détenu pour ses prises de position de plus en plus explicites à l’égard du pouvoir, dans Un homme intègre et surtout Le Diable n’existe pas, brûlot contre la peine de mort, a donc mis toute son indignation dans ce nouveau projet, qui ne prend plus aucun détour pour crier sa rage face à un régime sur le qui-vive, réprimant autant les manifestations dans les rues que les initiatives artistiques.
Les Graines du figuier sauvage s’inspire très directement des événements vécus et des personnes rencontrées au gré de ses mésaventures, et notamment un juge lui ayant confié, rongé de scrupules, que ses filles lui demandaient en quoi consistait son travail.
Sur 2h45, Rasoulof va livrer la quintessence d’un cinéma iranien familier des festivals, où l’on mêle la codification du thriller aux thématiques locales, qu’on pense aux films d’Asghar Farhadi ou de Saeed Roustaee : la tension est constante, et les individus broyés.
La dimension métaphorique de son récit est totalement assumée, le pays se voyant décliné au sein d’un espace confiné. C’est d’abord la figure du patriarche, promu dans un système qui fait de lui un esclave encore plus docile, signant pour d’autres des condamnations à mort sans discuter, avant de faire la morale à sa famille pour expliquer que le monde a peut-être changé, mais pas Dieu, ni ses lois. C’est ensuite la nouvelle génération, à travers le visage supplicié d’une étudiante dont on retire une à une des billes de plomb, et la révolte croissante des deux adolescentes bien décidées à prendre la parole.
Au mitan de ces deux lignes de front, le personnage le plus intéressant est celui de la mère, qui s’acharne en premier lieu à reproduire les mécaniques de l’endoctrinement (même soin apporté au mari qu’à ses enfants), avant que les implosions (du pays, de la famille, des convictions) ne la forcent à prendre des initiatives personnelles.
La conviction du cinéaste et de ses comédiens nourrit un film d’une puissance dévastatrice, et qu’on ne peut appréhender qu’en ayant à l’esprit ses conditions de création. Condamné au huis-clos du fait de sa clandestinité, le récit fait de ses contraintes une force, présentant le pays comme une prison géante, dans les couloirs de l’administration ou l’appartement, jusqu’à une porosité où les interrogatoires et emprisonnements s’exportent au sein de la sphère familiale.
Et, dans cette perspective symbolique propre aux œuvres engagées, c’est par les images que la structure va pouvoir se fissurer. Celles des émeutes qui arrivent sur les téléphones des deux sœurs, celles qu’on filme d’une voiture à l’autre lors de la poursuite entre le juge en exil et les opposants qui l’ont reconnu. Le récit se concentre autour d’une arme – attribut masculin par excellence, qui lui est dérobé et dont on note qu’il l’avait confié à son épouse, figure centrale et dont le patriarche dépend totalement sans pouvoir réellement se l’avouer. D’autant qu’elle lui avait été donnée par ses supérieurs, avouant par-là la fébrilité d’un pouvoir qui sait qu’il ne pourra répondre à la contestation que par la violence. Mais c’est bien par le langage que les femmes feront vaciller le pouvoir : celui des mots, dans ces repas tendus, des images, donc, et de la revanche sur des interrogatoires par leur métamorphose amplifiée dans un haut-parleur.
À l’unisson de ses personnages les plus jeunes, et dans l’urgence fébrile de son cri libertaire, le récit quitte dans sa dernière partie la dimension symbolique pour une ouverture des espaces dans un dédale qui réglera bien des comptes. Le propos est alors un peu moins subtil, et la gradation peut-être trop marquée, le thriller prenant le pas sur le brûlot idéologique. Il n’empêche : on comprend ce besoin de sortir des ornières, reproduit par le réalisateur ayant dû franchir à pied les montagnes pour quitter son pays, et venir présenter au monde ce cri de colère à la face de ceux qui le salissent.