Je commence ainsi ma critique (faisant suite à l'avant-première du film au Forum des Images, en présence de Raymond Depardon et la productrice Claudine Nougaret) par faire une légère modification à la phrase d'accroche de la promo du film. Cette modification me semble nécessaire, car le but du film n'est pas de dresser une cartographie exhaustive de la France et de ses habitants, de partir à la rencontre de tous les français. Non, bien que le film soit au final exemplairement paritaire (des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, des noirs et des blancs,...), toutes les communautés et toutes les classes sociales ne sont pas représentées. Comme l'a dit Depardon après la projection, cela dépend de ce que la place publique dans ces petites villes majoritairement régionales a pu lui offrir, et aussi du montage en lui-même (réduisant 45h de rushes à un film d'1h24).
Montage qui, à l'image du film entier, a été réfléchi et construit dans une optique artistique et non sociale, ou disons militante. Pourtant, c'est bien dans cette dernière dimension que le film est passionnant, même si le film pose aussi des questions de mise en scène et d'approche documentaire (souvent en lien avec la question sociale par ailleurs). Ces questions, ce sont d'abord le choix du positionnement de profil des "personnages", qui discutent ainsi eux face-à-face mais sans que le spectateur ne puisse les voir pleinement. Malgré le caractère parfois très intime des discussions, ce dispositif évite toute position voyeuriste du spectateur, ainsi que tout aiguillage d'émotion qui aurait été induit par le montage d'un champ/contrechamp.
Une des forces des Habitants, c'est quelque part qu'il approche de très près l'objectivité. Une objectivité qui n'est pas et ne sera jamais totale bien sûr, mais Depardon a fait en sorte que les gens filmés se rendent le moins compte possible qu'ils sont justement filmés. Certains en jouent en conséquence, c'est évident, mais la plupart, jusque dans les propos qu'ils tiennent, sont dans une apparence de pureté communicative qui paraît véritable. C'est assez amusant d'ailleurs de voir le jeu avec les mains et des nombreux regards vers la fenêtre de la caravane, en face de la caméra (et donc de nous) et seule fenêtre possible vers le monde le temps de cette discussion poursuivie. Toutefois, même dans le cas où on sentirait un comportement où une façon de parler qui ne seraient pas naturels, cela pose des questions intéressantes sur le rôle de la caméra dans les rapports sociaux : certaines personnes forcent-ils certains propos par volonté de ne pas sortir de la norme (on entend beaucoup le mot "normal" lors des discussions) ? Pour rentrer dans la case qu'ils se sont prédéfinis, de peur de paraître autrement au monde ?
L'autre aspect de cette objectivité, c'est l'absence totale de dialectique du montage : certes les moments de discussions ont été soigneusement sélectionnés, mais ils ne sont raccordés entre eux que dans une option d'accumulation et non d'effet Koulechov. Une discussion faisant suite à la précédente donnera à voir un autre rapport sociaux, sans objectif particulier de résonance. Tout ça bien sûr, en laissant de côté les quelques passages de transition avec la caravane roulant sur des petites routes ou posée sur une place ou une rue. Passages qui n'ont d'ailleurs qu'une utilité rythmique, faisant vaguement sentir le passage du temps et donc de la traversée du pays, malgré le fait que les routes et places en questions se ressemblent beaucoup... C'en est même à se demander pourquoi ils se sont compliqués la vie à faire appel à Alexandre Desplat pour composer une musique qui ne sert que d'illustration.
Pour en venir à la portée sociale des Habitants, on ne peut douter de l'approche humaniste de Raymond Depardon, et pourtant le constat est malgré lui totalement affreux : on y voit des rapports sociaux auto-normés à l'extrême, répondant d'une vision des rapports hommes/femmes et plus globalement de la famille extrêmement problématique, bref on y voit pour la majeure partie des gens qui sont stupides. Le constat est là, devant nos yeux, et d'autant plus fort que le concept à l'origine était sans aucun parti pris : il y a un problème dans notre société. Un problème qui, au-delà des questions économiques et politiques (qui, curieusement, n'ont apparemment jamais été abordées lors de ces 90 apartés), porte sur l'intime et sur la perception que chacun a de l'autre. Un problème qui n'est pas nouveau j'en conviens, mais qui saute aux yeux malgré la bonne humeur apparente de l'ensemble.
Ainsi, nous rions, parfois parce que la distance apportée par la caméra apporte forcément de l'humour dans les expressions et mimiques du quotidien, mais aussi parfois parce que le rire est le seul remède immédiat devant la portée de certains propos tenus. Et puis parfois, nous sommes sidérés par la dureté de certaines vies qui sont racontées et discutées ici l'air de rien, dureté qui fait aussi par moments sourire par la manière dont elle est relatée à la personne en face, nous spectateurs qui sommes invités le temps de quelques phrases dans l'intime quotidien de ces personnes.
Quand la productrice dit que le film est féministe, cela ne fait aucun doute car le film l'est sans le vouloir : c'est parce que ces problèmes existent que le film, en les montrant de manière presque objective, milite contre. Le spectateur, alors libéré de toute manipulation de mise en scène, est seul maître de ce qu'il en pense et ressent. Et c'est là, je trouve, la plus grande qualité des Habitants, qui, l'air de rien, produit un témoignage de son époque.
A retrouver sur mon blog.