C'est la nuit dans un petit village de Hongrie. L'image bouge, flotte, tourne, enveloppe les poivrots du soir dans une magie impalpable. Dans ce bistrot au bout du monde, ils tournent, tournent, valsent, récréent de leurs mouvements erratiques une éclipse, instant de douce poésie. Première envolée cosmique, et sublime idée déjà : faire de ces quelques hommes le Soleil, la Lune et la Terre, décrire la beauté de l'univers sur les corps tournoyants et investir durablement l'espace (le plan dure dix minutes d'éternité). Il s'agit peut-être du plus bel incipit existant au cinéma, à recevoir comme un instant à la fois déconnecté et infusé au reste du film, une ballade étrange qui échappe au sens et luit dans sa splendeur. J'ai alors commencé par dire : je tiens le plus beau film au monde. Après, je n'ai plus su. Pendant quelques instants, puis trop longtemps. Une moitié de ce film incomprise de ma part, en désaccord total avec son semblant de propos. Pour enfin retrouver son chemin, et finir comme au début : conquis, envoûté, bouleversé parfois. Comprendre enfin. Et ne cesser de penser, de penser, de penser.
Le film est une invitation à la pensée, la réflexion. Réflexion sensitive (on peut se lever et se coucher à l'intérieur du film, suivre les errances de son poète ou rester immobile, au pas de la porte des émotions) et intellectuelle : que dit le film ? Que raconte-il ? D'où vient ce chaos que les paroles esquissent ? Pendant un certain temps, j'ai cru que Bela Tarr ne voulait pas filmer cette révolte que tout amorce, que révolte était pour lui le synonyme forcé du chaos, de la destruction et de la mort ; qu'il fallait mieux renoncer et rester immobile. Refrain fataliste que le film se plaît longtemps à chantonner, dans un refus de montrer, de décrire, d'expliquer : pourquoi forcément identifier les révoltés à des monstres ? Pourquoi faire de ces enfants, symbole de l'espoir, des chimères aux cris stridents ? Et enfin, pourquoi faire du poète, celui qui marche dans le monde et va chercher la solution dans son obscurité le seul qui le fuit et le dévisage ? Cet apparent immobilisme face à l'obscurantisme m'a d'abord dérangé. Le film avançant, les plans se poursuivant, nimbés dans le noir et blanc superbe ; j'ai compris que je n'avais pas saisi une chose, et c'est la plus importante : que Bela Tarr faisait un film mobile, qui bouge, qui effleure les choses et les possibilités. Qu'il fallait attendre, attendre de nouveaux mouvements, de nouveaux espaces. Dans l’hôpital saccagé, que le rideau se tire et qu'apparaisse ce vieil homme nu. Et que les saccageurs s'en aillent, silencieux, pris de conscience. Que le poète se mette à parler, que la musique se lève, que la lumière se fasse sur le noir ambiant : si Janos fuyait, ce n'était pas parce que la révolte le faisait peur, mais parce qu'il avait choisi de la faire autrement. Détruire n'était pas sa solution, sa solution à lui était de récréer l'harmonie sur la terre. Retrouver la beauté d'une éclipse, l'éclipse du début, la paix comme une équation parfaite, à taille humaine. Chasser le chaos par la beauté. Pour faire comprendre cela, il fallait que Bela Tarr montre les deux révoltes, antagonistes : celle de tous ces hommes qui marchent dans la nuit et celle de cet être marginal qui se cache et observe. Comme le prologue, l'épilogue est un instant de poésie pure : les courbes de l'animal trônent sur la place au regard des passants et le musicologue s'approche. La Baleine (symbole cosmique) et l'Homme (symbole terrestre) sont ensemble dans le cadre, se frôlent et créent une harmonie nouvelle. Le poète a gagné. L'œuvre n'a alors plus rien d'une œuvre fataliste : pendant deux heures et demi, elle a bougé, elle a glissé, elle a hurlé, dans la résignation puis la révolte - humaniste dans sa splendeur éthérée.