[Cette critique spoile l'intrigue du film.]
Il n'est jamais aisé de parler des films de Nuri Bilge Ceylan, non pas qu'il n'y ait rien à dire dessus, bien au contraire, mais son cinéma a de quoi impressionner, voire rebuter le spectateur peu avisé. Ceci, pour deux raisons a priori antagonistes : sa densité (qu'elle soit à la fois temporelle, thématique et narrative), qui s'entrechoque avec son aspect contemplatif (induisant une certaine lenteur, en totale contradiction avec l'accélération exponentielle de nos rythmes de vie et l'inquiétante baisse de la capacité de concentration moyenne des individus).
Oui, le cinéma de Nuri Bilge Ceylan est exigeant. Certes, ses films dépassent désormais systématiquement la barre devenue symbolique des 3 heures. Mais aucun cinéaste n'a son pareil pour décortiquer, analyser et verbaliser la complexité des rapports sociaux et humains, et encore moins toute leur ambiguïté et leur perversité. Malgré un traitement dans ses films de problématiques affectant surtout son propre pays, il est si aisé de se reconnaître dans ses personnages, ce qui rend son oeuvre universelle et par conséquent majeure dans le cinéma contemporain.
Peu bavard en interview comme l'en atteste la dernière en date qu'il a donnée pour la revue Positif, c'est donc surtout à travers ses films que ce cinéaste nous parle. Et celui-ci a pris un tournant assez accentué depuis le malicieux et plutôt silencieux Uzak : les dialogues occupent une place de plus en plus prépondérante dans son cinéma, un paradigme qu'il embrasse pleinement depuis Winter Sleep (Palme d'Or 2014) et qui atteint son point culminant dans Les Herbes Sèches.
Ce film s'inscrit directement dans la lignée du Poirier Sauvage, dont il semble être la suite spirituelle : le jeune universitaire qui rêvait de devenir écrivain laisse sa place à un professeur des écoles plus âgé, cherchant à tout prix à quitter sa campagne profonde par voie de mutation, source, il semblerait, de toutes ses difficultés. Les deux personnages partagent le même côté antipathique, la même condescendance vis-à-vis de leur prochain, la même impression de savoir tout mieux que tout le monde, alors qu'ils se font berner sans cesse. Le premier était pétri d'idéaux, le second est beaucoup plus prosaïque, terre à terre. Le poids des années, du temps qui passe plus lentement quand on est au milieu de nulle part, dans un village enseveli 6 mois dans l'année sous la neige, semble avoir eu raison de son optimisme : il sert en tout cas d'excuse à son inertie et à son comportement équivoque. Une des maigres sources de réjouissances de Samet, c'est la relation ambigüe qu'il a su tisser avec certains de ses élèves, et notamment la jeune Sevim, à qui il offre régulièrement des cadeaux et avec qui il s'autorise certains gestes déplacés. Lorsque Samet prend une décision stupide qui va heurter Sevim, celle-ci décide alors de se retourner contre lui, et de le dénoncer auprès de sa hiérarchie.
La grande force du film, c'est de ne faire aucunement de cette dénonciation qui pourrait être le catalyseur de l'intrigue, l'élément déclencheur de la descente aux enfers du protagoniste. Au contraire, nous sommes dans un pays où les moeurs sont encore fragiles, où ce genre d'affaire doit à tout prix être étouffée, comme le montre si bien la truculente scène où Samet et son colocataire Kenan (lui aussi accusé) sont convoqués chez le recteur de l'académie. Une séquence qui, au passage, dénonce à merveille l'incompétence de la bureaucratie turque et sa distance dommageable vis-à-vis de ses fonctionnaires de terrain, le recteur confondant entre eux les établissements scolaires dont il a la charge. Le film prend bien entendu en considération cette plainte car elle a un impact psychologique important sur ses deux héros et des répercussions concrètes, mais à l'inverse de La Chasse (Thomas Vinterberg, 2012) qui fait de la traque au coupable présumé son intérêt principal, ici c'est surtout un prétexte pour creuser les attributs et la psyché de ses personnages, comme c'était déjà le cas de l'enquête policière dans Il était une fois en Anatolie.
Cette mésaventure est sans aucun doute traitée avec beaucoup de subtilité : le spectateur quasiment omniscient est conscient des mauvais agissements de Samet, la caméra montrant son bras sur l'épaule ou sa main dans les cheveux de Sevim, mais n'est pas poussé à prendre le parti de l'adolescente pour autant. En contrepoint de cette thématique, se joue tout autant un drame existentialiste éminemment important : quel sens donner à sa vie ? Quelle trace laisser de nous une fois que nous serons partis ? La rencontre de Samet et Kenan avec la belle Nuray, jeune professeure comme eux qui a perdu sa jambe dans un attentat, va bouleverser leurs existences jusque-là pitoyables et remettre en cause les idées figées qu'ils ont d'eux-mêmes et de leur environnement social.
Une fois n'est pas coutume chez Ceylan, l'élément scénaristique classique que constitue le triangle amoureux et qui va réellement naître de ces interactions est employé comme un moyen et non comme un noeud central autour duquel s'articulerait tout le reste : des péripéties en découlent bel et bien, mais ce n'est pas ce qui intéresse le plus le cinéaste turc. Nuray, au début du film, est l'exacte opposée de Samet : de gauche, elle rêve d'un monde meilleur, mais sa jambe de bois a mis un énorme coup d'arrêt à son militantisme. C'est un personnage féminin épatant et très touchant (le prix d'interprétation à Cannes pour Merve Dizdar ne peut pas faire débat).
Ce qui est très fort, c'est que Nuray semble avoir un énorme ascendant psychologique et intellectuel sur Samet et Kenan. En outre, elle ne comprend absolument pas la résignation de Samet. Pourtant, le climax du film, c'est la confrontation entre les deux dans une scène aux dialogues passionnants (une dispute intellectuelle - mais non artificielle - qui évoque le rôle de chacun dans la société, comment chacun fait sa part, et finissant par dégénérer), mise en scène avec grand talent (le plan sur Nuray filmée de dos à un moment-charnière de la longue séquence est épatant), et qui accouche de l'improbable : un rapprochement (charnel mais pas que), un début de compromis, comme si chacun avait convaincu l'autre, au moins partiellement. Car c'est cela la vie : deux êtres meurtris et en contradiction mutuelle ne pourront jamais totalement se comprendre, mais ce n'est pas pour autant qu'ils sont voués à se tourner le dos ad vitam aeternam.
Le film atteint alors sa plénitude : une respiration bien méritée pour le personnage de Samet (et pour le spectateur) qui va carrément sortir du plateau de tournage lorsque Nuray lui demande d'éteindre les lumières (afin de ne pas alerter les voisins, question de moeurs toujours, mais aussi, cela se devine aisément, pour cacher ces corps dont on a honte), dans un geste cinématographique dont la filiation avec Abbas Kiarostami semble évidente. Ceylan affirme avoir voulu glisser d'autres moments comme celui-ci dans le film mais s'est finalement restreint à un seul. L'ellipse qui suit rapidement la découverte des corps de l'un et de l'autre (moment de gêne intense car pour Nuray, c'est une copulation sans plaisir, le cadrage insistant sur son regard empli de dégoût), permet de passer à la dernière partie du film, celle où Samet va enfin être humanisé aux yeux du spectateur après 180 minutes de film.
Suite aux quelques dernières péripéties hivernales dans lesquelles le jeu de dupe entre les trois personnages principaux se poursuit et s'achève sur une idée géniale de mise en scène (plan fixe sur la voiture contenant Samet, Nuray et Kenan traçant inlassablement leur route dans une tempête de neige nocturne pour ramener Nuray chez elle, puis travelling vertical opérant en douceur la transition entre l'hiver et l'été), le film atteint une nouvelle acmé. Pour la première fois, la voix off de Samet se fait entendre et son discours foudroie : il a enfin décidé de partir alors que la kermesse de l'école se prépare. On peut tout à fait entendre que ce procédé fasse débat : la voix off n'est normalement pas employée chez Ceylan et on peut considérer qu'elle appuie trop le propos alors que les images parlent d'elles-mêmes. L'ascension finale de la colline jaunie par le soleil suffit à comprendre où en est le héros à ce moment du film. Les herbes sèches c'est ce qu'il reste après que la neige a fondu : il n'y a pas de place pour le printemps dans cette région, au gel succède la brûlure. On peut y voir un message profondément nihiliste : on a beau vouloir agir, vouloir changer les choses ou soi-même, on emporte ses problèmes partout avec soi comme le signifiait Nuray à Samet bien plus tôt dans le film. Néanmoins, ce n'est pas pour autant qu'il faille s'avouer vaincu : le faux champ contre-champ entre Samet qui s'est élevé dans la lumière de l'été et Sevim restée pour le moment dans le froid hivernal (sans doute la plus belle idée du film) le prouve. Celle-ci est vouée à s'émanciper de la même manière, ce n'est qu'une question de temps, l'affirme Samet.
L'adagio pour basson de Philip Timofeyev, que ne renierait pas Tarkovski, peut enfin résonner, alors que la musique s'était faite très discrète jusqu'à présent : les herbes sont sèches mais nos yeux sont eux bien humides.