Tiré du récit de Madeleine Pauliac et de la sombre affaire dont elle a pris en charge les victimes (des religieuses ensuite suite aux viols de soldats russes, pendant la 2e guerre mondiale), Les Innocentes suit le parcours d'une jeune femme médecin (Mathilde Beaulieu) dans un couvent. Représentante de la Croix-rouge française et forgée par les acquis laïcards (presque passifs, enfouis - mais ne heurtant pas sa 'trempe rationaliste'), elle éprouve immédiatement un vif attachement pour cette mission, pour la sœur Maria notamment et pour cet univers dont elle découvre la richesse et les conflits. Fille de communistes, la soignante elle-même en vient à admettre qu'il faut « croire en quelque chose », comme si la démarche primordiale était là, dans la reconnaissance d'une aptitude intérieure toujours prête à se déclarer, à nourrir l'esprit, à exiger les plus beaux et prolifiques des combats (avant plus, d'aller vers un objet transcendant qui sera la vocation de la foi – comme répondre aux appels du Christ ?).
Le film s'avère une excellente immersion avant d'être une reconstitution simple et honnête d'un fait réel. Anne Fontaine, réalisatrice de Coco avant Chanel, au style classiciste et intense, s'est prêtée à la vie monastique (aux Bénédictines de Vanves) pour les besoins du film. Elle en tire une vérité sensuelle et morale, passant au spectateur les détails et l'âme d'un décors et ses sujets, également les tiraillements psychologiques qui les travaillent. Ici la foi n'est pas un subterfuge sur lequel on se repose ou servant à se cacher ; la foi engendre l'inconfort, des situations existentielles pénibles et ouvre sur des béances odieuses. À ce propos Maria déclare « [la foi c'est] vingt-quatre heures de doutes et une minute d'espérance ». Les événements dont les religieuses ont été victimes compliquent la tache. C'est un attentat global car jusque dans leurs corps les engagements et la bonne volonté des sœurs sont contestés, leurs efforts humiliés.
Si cette épreuve était envoyée par Dieu pour les tester, elle serait pour le moins paradoxale et mesquine : un Dieu corrompu ou abandonnique pourrait influer de la sorte, mais pourquoi le Dieu véritable souillerait-il (indirectement, au moins en y consentant) ses propres commandements, pourquoi sabrer à ce point l'intégrité de ces ouailles aillant déjà abandonné le monde et les égarements de la chair pour lui ? Les Innocentes ne formule pas de réponses propres, laissant plutôt celles de Mathilde ou des sœurs se chercher. Le mouvement est celui d'un peintre ou d'un analyste passé à la compassion et l'admiration sans éteindre son regard critique, mais en admettant ses limites. Ces chemins de croix poussent à dépasser le cynisme et le désenchantement. L'unique personnage masculin important entre en dissonance : affamé, vaniteux et plaintif, Lehman (collègue juif de Mathilde) est l'offensé de service néanmoins libre-offenseur. En laissant se flétrir ses vanités et assertions, Mathilde lui permet de taire ses penchants parasites, de former avec elle un tandem honorable et de renouer, par les actes, avec la droiture.
La forme est académique et vu de loin tout le film est assez banal, mais la délicatesse, l'à-propos et l'énergie 'mutique' de la mise en scène d'Anne Fontaine et de l'écriture n'avaient pas besoin d'écrin remarquable. La séance est d'ailleurs plutôt passionnante mais pas envoûtante : le spectateur est happé par la force de ce qui se joue, se débat et se transmet, sans qu'il y ait de démonstrations ou de flamboyances. Assez contemplatif mais rempli d'urgences et de crises, traversé par une dialectique prolifique, Les Innocentes s'apprécie sur un plan sentimental (en discernant ces femmes, leur mode de vie, leur engagement et leurs déchirements) et plastique (joliesse des décors) : sobriété, pénétration et adéquation encadrent chaque plan et permettent d'envisager la voie vers 'le mystère' et ses corollaires. La musique exprime ce vœu de dépouillement radical, d'élévation sincère, où la sérénité 'choisie' et la dévotion cohabitent avec la vulnérabilité aux tourments dont écopent tous les chercheurs de vérité à plein-temps. Le film permet aussi quelques adhésions hors-religion en mettant l'accent sur la solidarité féminine ; en revanche, lorsqu'il charge la mère supérieure, c'est qu'elle-même est accablée par le désespoir et est donc dans la séparation, loin de Dieu et de sa lumière, plus malheureuse qu'un apôtre mécanique : c'est une pré-damnée qui doit assurer (en plus d'assumer les sales besognes d'exception) et pour elle la croix à porter sera fatale, sauf retour vers le miracle.
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