Les Innocents par Frankoix
Adaptation mémorable d'une pièce de William Archibald, inspirée du « Tour d'Ecrou » de Henry James.
A la fin du XIXème siècle, Miss Giddens est engagée comme gouvernante auprès de deux jeunes enfants, Miles et Flora, au manoir de Bly, dans la campagne anglaise. Une atmosphère curieuse règne sur place ; le souvenir de l'ancienne gouvernante, Miss Jessel, et de son amant, le valet Peter Quint, morts tous les deux, semble perturber le quotidien du domaine et de ses habitants...
Dès l'ouverture, le spectateur, plongé dans le noir, est ensorcelé : le film débute par la mélodie « O Willow Waly » (musique de Georges Auric, paroles de Paul Dehn et chant d'Isla Cameron), une berceuse intriguante et très angoissante, accompagnée d'un plan sur les mains tendues de Miss Giddens, que l'on devine progressivement.
Ce qui frappe avant tout, c'est le noir et blanc exceptionnel du génial directeur de la photo Freddie Francis : ses images sont contrastées et très riches, en totale harmonie avec un format CinemaScope merveilleusement utilisé. Le jeu constant sur la profondeur de champ, et l'ensemble de la réalisation de Clayton sont tout simplement superbes : les plans rapprochés sur les personnages sont exemplaires (les visages constituent les meilleurs trucages du film ; ils semblent parfois dévorer l'écran). Clayton multiplie les surimpressions d'images (jusqu'à quatre à la fois) qui servent admirablement la confusion mentale et l'abolition des frontières entre fantasmes et réalité qui touchent la gouvernante.
« Les Innocents » est une œuvre qui met en lumière un lien indéfectible entre le beau et le terrifiant (par l'inclusion d'éléments tels que le lac, les yeux de Flora, l'insecte sur la statue, l'homme à la fenêtre que Miss Giddens trouve « beau et hideux » à la fois), et notre position de spectateur repose dans cet entre-deux permanent. Miss Giddens est un personnage soumis à une double vision ; il est possible de considérer sa terreur comme justifiée par des causes surnaturelles, ou au contraire la voir comme un être victime d'hallucinations, d'une psychose paranoïaque qui trouverait son origine dans une répression sexuelle insoutenable (et intensifiée par son contraste avec la passion brutale que Miss Jessel a connu avec Quint ; Miss Giddens devient peu à peu obsédée par cet amour bestial). Une folie s'empare graduellement de la jeune femme ; des lueurs fiévreuses naissent dans son regard, et cette démence semble provoquer la « possession » des enfants par les esprits du couple maudit.
Certaines séquences sont saisissantes de beauté (Miles déguisé, en pleine représentation, qui interprète un poème, ou le rêve de Miss Giddens, puis son errance dans les couloirs, la nuit, encerclée par des voix, qu'un incroyable travail sur le son amplifie et accentue de manière extraordinaire). L'expression « horreur psychologique » semble alors avoir été inventée pour formuler ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux.
Le seul point faible du film se situe peut-être dans son scénario et précisément dans ses dialogues, parfois mielleux et trop explicatifs (à l'image du personnage joué par Deborah Kerr, qui apparaît comme trop sucrée dans ses premières scènes). Cet enthousiasme surjoué que montrent la gouvernante et les deux jeunes enfants au début empêchent le film de s'envoler, de trouver immédiatement une force narrative qui achèverait de nous emporter avec lui. Mais ce sont l'originalité et la puissance esthétique qui restent en mémoire ; ce n'est pas un hasard si les scènes « muettes » sont les plus réussies (Miss Giddens au grenier, dissimulée derrière un rideau...puis l'apparition à la fenêtre qui est sans aucune doute l'un des moments les plus marquants et effrayants du film). Dans une autre scène, unique et surprenante, le baiser donné par le jeune Miles à sa préceptrice exprime un malaise, un choc émotionnel et visuel rarement égalé au cinéma.
Un film passionnant et dérangeant, à voir absolument.