En règle générale, je mesure la qualité d'un film appartenant au registre élargi du fantastique à sa capacité à me surprendre. Surprendre par exemple par la minutie de sa description, comme La Maison du diable de Robert Wise (1963), ou bien par la richesse de ses thématiques au sein de contraintes propres à la série B comme Le Carnaval des âmes de Herk Harvey (1962). Dans le cas présent, les réussites émergent à plusieurs niveaux.
L'ambiance, tout d'abord, qui règne à l'intérieur de la maison et dans les alentours, dans les jardins et au bord de l'étang. La photographie extrêmement soignée capture quelque chose d'à la fois délicat et menaçant, de manière très diffuse, distillant son charme vénéneux avec parcimonie. Les jeux de lumière, le travail de composition et de cadrage sont autant d'aspects qui se savourent facilement. Quelques plans retiennent étrangement l'attention, avec ces très faibles ouvertures en longue focale capturant une grande profondeur de champ et provoquant un sentiment incertain, avec deux personnages évoluant dans le cadre de droite à gauche et du premier au second plan sans que l'on ne sache où placer le centre de l'action. Le noir et blanc contribue par ailleurs à dépeindre un univers à la frontière du réel, aidé en cela par une gestion de l'environnement sonore saisissante dès qu'une apparition se manifeste.
La description du mal, ensuite, d'une remarquable ambivalence. Au cœur de la dynamique narrative, un glissement sous forme de retournement de perspective fait passer notre regard d'une dimension purement fantastique à quelque chose de beaucoup plus réel et psychologique. De la véracité des apparitions aperçues ci et là, on passe à un questionnement tout autre sur la santé mentale de la protagoniste. L'effrayant et le dérangeant tous deux saisis dans un même mouvement, très bien cadencé.
Le propre d'un tel film, c'est sans doute de poser une série de questions qui évoluent au cours du temps. On commence par l'énigme des supposés fantômes (des apparitions aussi énigmatiques que glaçantes, notamment celle lors de la partie de cache-cache), un peu classique, pour petit à petit douter du caractère irréprochable de Miss Giddens et remettre en question sa position. Après le passage nocturne où les réminiscences des ébats passés de Quint et Miss Jessel résonnent dans les couloirs de la maison, on n'est plus sûr de rien. Cette sexualité semble la surprendre et la déranger profondément (elle est fille de pasteur), et son image de protectrice vis-à-vis des deux jeunes enfants s'efface progressivement au profit d'une forme d'emprise insoupçonnée. Les fantômes sont-ils issus du fantastique en prenant possession des enfants, pour éventuellement continuer leur histoire d'amour brutalement interrompue, ou bien ne seraient-ils pas tout simplement la projection de la frustration de Miss Giddens ?
La beauté du film réside dans sa capacité (et sa volonté) à maintenir le doute jusqu'à la fin, à entretenir les possibilités d'interprétation (jusqu'à l'irruption finale du fantastique alors que l'hypothèse psychologique avait gagné du terrain) sans qu'aucune piste ne contredise fondamentalement l'autre. Et quelle que soit la piste retenue, le monde des enfants semble inexorablement contaminé par celui des adultes.
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