Les Invasions barbares ne se donnent pas facilement à la critique. D'abord parce que le film aborde un nombre invraisemblable de grands thèmes, de grandes notions, de grandes interrogations (bien trop, penseront certains); qu'on en juge, et sans aucun ordre : le sexe, la religion, les dérives collectivistes, les dérives syndicalistes, la religion, la famille, la drogue, la santé, l'euthanasie, l'amitié, le socialisme, le capitalisme, le libéralisme ...

Tous ces noms en -isme ...

- On avait commencés par être existentialistes
- On avait lu Sartre, camus
- Après ça, on a lu Frantz Fanon et on est devenu anticolonialistes
- Après ça, on a lu Marcuse et on est devenu marxistes
- Marxistes léninistes
- Trotskystes
- Maoistes
- Après ça, on a lu Soljenitsine et on a changé d'idées; on est devenu structuralistes
- Situationnistes
- Féministes
- Déconstructionnistes
- Y a-t-il un -isme que nous n'ayons pas adoré ?
- Le crétinisme ...

Dialogues délirants et ciselés (que tous les acteurs savourent avec gourmandise) - où la dérision l'emporte, preuve que Les Invasions n'est pas un film de frime, pas un étalage complaisant et daté de culture (même si l'on peut soupçonner l'auteur de rester attaché à ces fragments d'intellect). Le film va même plus loin : il est explicitement reproché à la génération de Rémy (Rémy Girard, magistral) et de ses amis d'avoir saboté les générations à venir, de les avoir conduites au désastre - à la drogue, à la fuite ininterrompue (sur les mers, pour sa fille aînée), à l'ultralibéralisme. Il ne s'agit pas d'un film de vieux : le fils de Rémy, le personnage essentiel du film (interprété par stéphane Rousseau), est une synthèse, en avance pour l'époque, du trader et du geek, avec la réussite sociale et familiale à la clé. Et cette famille-là, clairement définie par son épouse (Marina Hands) ne ressemble en rien à celle de la génération précédente - no more amour, ce n'est plus une affaire de poètes ou de libertaires. Et, preuve ultime que le film ne repose pas sur une nostalgie de vieillard, la réplique coup de poing de la jeune junkie à Rémy - ce n'est pas la vie que vous regrettez, mais votre vie passée. Et elle est morte ...

Cherchons un autre angle. Le titre peut-être ...

Il n'est pas franchement clair. Il fait évidemment écho, avec un pas de plus vers le désastre, au premier opus - le déclin de l'empire américain. Sur les ruines du monde laissé par la génération "voluptueuse" de Rémy et de ses compagnons, s'est développé le libéralisme le plus sauvage - ce qui a ouvert la porte à toutes les corruptions (dont le fils / Stéphane Rousseau use largement, pour offrir des derniers jours "confortables" à son père, jusqu'au paiement, sordide, de la visite des étudiants à leur maître hospitalisé. C'est l'occasion d'une critique définitive (qui n'est certes pas l'essentiel du film) de l'hôpital (le discours hallucinant de la responsable) et du syndicalisme (pris en main par des quasi videurs de boîte, au propre comme au figuré). Les Invasions barbares ne sont explicitement évoquées qu'à trois reprises : à travers un reportage sur le 11 septembre (l'empire frappé, pour la première fois, au coeur), à travers l'arrivée, par des sources multiples, des cargaisons de drogue, par Rémy lui-même à la fin, très brièvement sur ce nouveau monde. Mais le film précise aussi que chaque civilisation a connu ses grandes périodes de néant et dans le film, tous les thèmes évoqués pourront converger vers cette idée dès lors très vague ...

L'essentiel n'est pas là.

Le film se partage en fait en deux grandes parties, qui s'interpénètrent constamment : la marche cahotante du monde et celle de la micro-communauté, reconstituée par la grâce du fils autour du père mourant - entre rires incontrôlables, truculents et émotions insoutenables.

Je soupçonne Denys Arcand de n'avoir pas tranché, de ne pas pouvoir trancher, entre les bonheurs et les monstruosités du monde passé, le sien en fait, et du monde à venir. Le film en fait procède par flashes : l'évocation, aussi percutante que brève, de grands thèmes, filés au long du film, et de moments plus intimes, souvenirs fugitifs, instants fugaces, d'une insoutenable légèreté, perdus.

Les Invasions barbares est un grand film impressionniste - entre moments, saisis dans l'instant, critiques revirements, délimités souvent, comme pour marquer, parce qu'elle est là, la gradation vers le drame, par des fondus au noir, parfois très rapprochés. Impressionnisme absolu, lorsque le récit dérive vers la campagne québécoise aux somptueuses couleurs mêlées, avec irisation du lac et envol d'oies sauvages (celles, éternelles de jean-Paul Riopelle ou de Félix Leclerc).

Et tous ces éléments s'emboîtent parfaitement, sans qu'une quelconque thèse y soit développée.

Les Invasions barbares sont un grand film, porté par des acteurs en apesanteur - autour de Rémy Girard, immense, Stéphane Rousseau et Marie-Josée Croze, dans les deux rôles clés, dans la représentation encore confuse de ce monde à naître sont excellents, de même que Dorotée Berryman, Isabelle Blais (pour une apparition finale inoubliable), et tous les autres, jusqu'aux très belles silhouettes composées par la soeur de l'hôpital et par l'infirmière à l'héroïne.

On peut s'interroger sur la longue mort assumée de Rémy - et certains y verront, inévitablement, de la complaisance dans l'émotion et le pathos. En fait cette mort est évidemment celle, projetée de Denys Arcand - avec ses doutes, ses repères aussi, ceux des amis toujours là, son trop plein d'affect qui finit par l'emporter sur tioutes les dérives intellectuelles, cette angoisse face à l'impossibilité de trancher. On peut concevoir qu'il prenne son temps ...

" Ils ont cette douceur des plus beaux paysages
Et la fidélité des oiseaux de passage ..."
pphf

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