Avant même d’avoir vu Juliette, le ton est donné par la voix off d’un ancien condisciple de Valmont décrivant ainsi la maîtresse des lieux :



Elle arrivait de sa province. Elle portait des petites robes très simples. Elle semblait toujours marcher en bottes et cravache à la main. Nous avons tous été amoureux d’elle. Elle sortait très librement avec les garçons. A la fin de la première année, chacun jurait qu’il l’avait eue. Mais comme personne n’a réussi à le prouver…On a cessé de se vanter par crainte d’être ridicule. »



Petite robe noire presque candide sur laquelle ondule la sage opulence de boucles auburn, que démentent, avec une impudeur charmante, regard moqueur, sourire assassin et voix enjôleuse.
Femmes et hommes confondus, nul ne résiste à l’ascendant naturel qui émane de sa personne, tandis qu’elle évolue, pétillante, légère mais toujours insaisissable, dans une sphère de plaisirs et de mondanités, se jouant de l’un, décourageant d’un bon mot l’amoureux transi, exécutant en esprit mais avec une suprême élégance, l’amant qui a osé la délaisser en vue d’un riche mariage.


Un couple, au faîte de sa séduction et de sa jeunesse, lié par cette entente tacite où beauté et recherche du plaisir décuplent la jouissance, conjuguant cérébralité et ivresse charnelle dans une fête des sens qui les rend invulnérables.
Le vice s’attaquant à la vertu, défi pervers et machiavélique de deux êtres ayant conclu un pacte de liberté mutuelle : quoi de plus excitant en effet, que ces jeux cruels et cyniques où deux libertins de haut vol s’affrontent pour séduire leurs proies ou se venger d’elles, afin de mieux les détruire ?


C’est dans le Paris des années 1960, entre manigances et bonne bourgeoisie, que Vadim alors trentenaire, personnage léger, magnifique et inconsistant, nous délivre sa leçon de séduction, lui qui libéra l’image féminine à l’écran dans Et Dieu créa la femme.
Dans un style cinématographique qui lui est propre et que l’on peut comparer à l’élégance littéraire de Laclos, le cinéaste transpose avec bonheur l’atmosphère feutrée du XVIIIe siècle, l’image de l’échiquier en ouverture du film, symbolisant dans une esthétique raffinée, le caractère ludique et les qualités de stratège qu’implique tout libertinage réussi et assumé.


Gérard Philipe, sa finesse et son visage angélique qu’éclaire un sourire lumineux, compose un Valmont séducteur mais d’autant plus démoniaque.
Protecteur, rassurant, dévoué, il endosse avec sa cousine, la jolie et naïve Cécile de Volanges, que sur la ferme injonction de sa femme, il a suivie à Megève, le rôle du grand frère paternaliste, qui conseille et convainc, venant à bout des ultimes résistances d’une jeune fille de 17 ans, qui découvre son corps, tiraillée qu’elle est entre sensations et sentiments.


Danceny, son cher Danceny, auquel JL.Trintignant prête son visage sérieux et un rien buté , elle en est sincèrement amoureuse, mais du haut de son austérité et de ses principes, le jeune étudiant parisien aime et respecte sa fiancée, qu’il ne peut concevoir autre que vertueuse.


Toutefois la vertu, c’est près d’une autre femme que Valmont va en faire l’expérience lors de son séjour au ski : le hasard d’une chute dans la neige, un éclat de rire ravi qui les réunit, la transparente douceur d’un regard limpide et juvénile, la blondeur mousseuse d’une chevelure enserrée dans un bonnet laineux.
Elle s’appelle Marianne Tourvel, est d’origine danoise et en l’absence de son mari, magistrat hollandais, partage avec sa tante quelques jours à la montagne, mère comblée d’une petite Caroline.


Citadelle imprenable dit la rumeur, mais pour Valmont il n’y a que des citadelles mal attaquées et son désir de conquête s’en trouve renforcé : posséder son corps, bien sûr, elle est belle et désirable, mais surtout se rendre maître de cette âme pure qui n’a jamais connu la dépravation, se mirer et s’immerger dans la profondeur bleutée d’un regard qu’aucune ombre ne vient obscurcir, se perdre dans la lumière d’un sourire qui réveille en lui des envies d’innocence enfouies dans le lointain passé d’une enfance oubliée.


Et Valmont écrit à Juliette, celle qui partage sa vie, sa compagne de toujours, il lui parle de cette rencontre, de la belle et farouche résistance qu’il espère vaincre et sous couvert de sincérité, dévoile à son insu, l’ascendant que Marianne a pris sur son cœur : Juliette lit entre les lignes et pour la première fois se sent mordue au cœur par une terrible jalousie.


Ce qui ne devait être qu’un petit jeu sans conséquence devient une guerre froide et sans merci car un véritable sentiment est venu parasiter leur relation, rendant Valmont vulnérable puisqu’accessible à l’amour et mettant un terme à cette vie de stupre et de débauche qu’ils s’étaient jurés.


Et c’est la mort dans l’âme que l’homme, mis à la torture, accepte, impuissant, de sacrifier la seule femme qu’il ait jamais aimée : superbe plan entre ombre et lumière, sur son visage ravagé, sur son regard anéanti, tandis que Jeanne Moreau, sublime de détermination et de cruauté, égrène au téléphone, de sa voix claire et acidulée, les phrases fatidiques du télégramme qui signeront la fin de sa rivale et sa terrible vengeance :



Mon ange, on s’ennuie de tout, c’est une loi de la nature. Stop. Je t’ai prise avec plaisir et je te quitte sans regret. Stop. Adieu.Stop. Ainsi va le monde, ce n’est pas ma faute. Valmont.



Ce film, sans doute le meilleur de Vadim, nous plonge, au son du jazz, remarquable BO de Thelonious Monk et Art Blackey, dans la bonne société bourgeoise de Neuilly qui tente de s’encanailler et de s’adonner aux moeurs libertines.


Un couple inoubliable qui se joue de la société pudibonde et prude dans laquelle ils vivent, un duo de choc et de charme qui provoque tout à la fois attirance et répulsion : Jeanne Moreau et Gérard Philipe, dont ce fut le dernier rôle, se révèlent les meneurs fascinants d’un jeu de séduction machiavélique, dans la continuité de l’énorme chantier commencé trois ans auparavant, destiné à élaborer, Vadim dixit: « un cinéma libre qui dénoue les liens cérébraux et libère les corps privés de lumières perverses.»


https://www.youtube.com/watch?v=EvsIDDKr7cs

Créée

le 16 janv. 2018

Critique lue 2K fois

76 j'aime

92 commentaires

Aurea

Écrit par

Critique lue 2K fois

76
92

D'autres avis sur Les Liaisons dangereuses

Les Liaisons dangereuses
BlackBoomerang
7

Les Liaisons de Gérard et Jeanne (Ma vraie note 7,5/10)

Nous connaissons tous Les Liaison Dangereuses 1988 avec John Malkovich et Glenn Close ou Sexe Intentions avec Ryan Philippe et Sarah Michelle Gellar.Mais connaissons-nous Les Liaisons Dangereuses...

le 31 août 2022

5 j'aime

19

Les Liaisons dangereuses
Elg
5

Petites vues

On prétend qu’initialement Vadim n’était pas très chaud à l’idée de partir du roman Les liaisons dangereuses. En analysant le film on peut comprendre pourquoi. Lorsque l’on s’attaque à une œuvre et...

Par

le 12 août 2019

3 j'aime

Les Liaisons dangereuses
constancepillerault
7

Critique de Les Liaisons dangereuses par constancepillerault

Parfois titré (du moins dans les premiers temps de sa distribution) Les liaisons dangereuses 1960, ce film est certainement le meilleur de Vadim. La transposition est habile (y compris pour le destin...

le 18 sept. 2019

2 j'aime

Du même critique

Rashōmon
Aurea
8

Qu'est-ce que la vérité ?

L’Homme est incapable d’être honnête avec lui-même. Il est incapable de parler honnêtement de lui-même sans embellir le tableau." Vérité et réalité s'affrontent dans une oeuvre tout en clair...

le 30 oct. 2012

424 j'aime

145

Call Me by Your Name
Aurea
10

Parce que c'était lui...

Dans l'éclat de l'aurore lisse, De quels feux tu m'as enflammé, O mon printemps, mon bien-aimé, Avec mille et mille délices! Je sens affluer à mon cœur Cette sensation suprême de ton éternelle...

le 23 févr. 2018

372 j'aime

278

Virgin Suicides
Aurea
9

Le grand mal-être

J'avais beaucoup aimé Marie-Antoinette de Sofia Coppola, j'ai regardé sur Arte, Virgin Suicides, son premier film qui date de 1999, véritable réussite s'il en est. De superbes images pour illustrer...

le 30 sept. 2011

362 j'aime

114