Cette critique spoile le film Les Misérables.


Dès qu'il est question d'un film français ayant comme sujet la banlieue, une œuvre revient forcément dans tous les esprits : La Haine de Mathieu Kassovitz. Et le cinéma français a parfois bien du mal à sortir de l'ombre de ce géant, à l'image du Qu'Allah bénisse la France d'Abd al Malik qui reprenait le noir et blanc de La Haine sans nécessité si ce n'est l'hommage. Or, si La Haine est en noir et blanc, Les Misérables est un film tout en nuances de couleurs ; à fortiori tricolores, comme le drapeau qu'Issa porte à son cou dans les premiers minutes ou comme ces trois flics qui patrouillent dans les rues de Montfermeil, trois nuances d'humanité. En 1995, les protagonistes de La Haine quittaient leur cité pour la capitale au milieu du film, on entreprend le chemin inverse en 2019, de Paris à Montfermeil, lieu où se déroule une partie de l'action des Misérables de Victor Hugo. Si Les Misérables paraît si important pour beaucoup, au point qu'il représente la France aux Oscars, c'est parce qu'il est un miroir – par la captation – de notre pays aujourd'hui, celui d'une violence bien trop longtemps tue mais qui explose enfin au grand jour grâce à la révolte populaire, et c'est de cela que Ladj Ly puise toute sa puissance cinématographique ; car y a-t-il plus belle déclaration d'amour au cinéma du réel que d'aller filmer la liesse populaire qui fait suite à la victoire des Bleus en 2018 ? Ce moment où toute la nation ne semble faire qu'un – et qui dégage un magnétisme incroyable à l'écran, qui restera tout du long – nous paraît déjà si lointain ; remplacé par les images des Champs-Élysées en feu, des flash-balls tuméfiant les visages, des forces de l'ordre acculées par les manifestants et d'une justice aveugle ; à n'en pas douter, Les Misérables est un film sur la désunification d'une nation.


À force de voir une escalade de violences des deux côtés, on en vient à croire que l'on doit inévitablement choisir notre camp entre « les barbares de la civilisation » et « les civilisés de la barbarie », comme l'écrivait Victor Hugo. Or, ce que nous dit Ladj Ly, c'est que cette violence, quand bien même perpétrée par des individus différents, nuancés et responsables de leurs actes – car le cinéaste ne dédouane pas ses personnages de leur responsabilité face à cette violence, il ne les excuse pas, mais blâme avant tout un environnement et une misère qui rendent celle-ci presque nécessaire –, est avant tout systémique : il y a d'un côté ceux qui sont « la loi », porteur de la violence légitime étatique, qui confondent respect et crainte mais qui veulent également éviter une escalade de la violence qui nuirait à tous ; de l'autre, il y a ceux qui érigent des barricades dans les escaliers de la cité avec des cadis, ceux qui n'attendent pas que la justice soit faite puisqu'ils savent très bien que ce ne sera pas la cas, sans se rendre compte qu'ils participent activement à empirer la situation dans laquelle ils se trouvent en répétant les erreurs de leurs aînés – ceux qui étaient alimentés par la haine. Les deux camps se font face, se jugent, s’apprêtent à commettre l'irréparable, mais, au contraire de ceux de Mathieu Kassovitz, ils voient aussi l’humanité qu'il peut y avoir en face et, loin d'être pessimiste, Les Misérables laisse une possible porte de sortie à cette situation. Si chacun à une part de responsabilité dans ce problème, il est aussi une part de la solution. Ce qui est toutefois le plus dramatique dans ce que montre Les Misérables, dont la véritable horreur vient du fait que celle-ci s'inscrit dans le quotidien des protagonistes, c'est que cette violence systémique est pérenne : il y a bien évidemment les Gavroche des temps modernes, qu'ils soient armés de cocktails Molotov ou de pistolets à eau, ceux qui sont « tombés par terre », mais également d'autres, supposément protégés de ce chaos de Montfermeil, qui en usent quand même, presque innocemment.


Dans un premier temps, la cité est présentée comme un microcosme. D'abord par la parole, même si ce point de vue est nécessairement biaisé, puisque notre personnage principal est un nouveau, tout comme nous, et qu'il doit apprendre les codes qui régissent son nouvel environnement. Au-delà du personnage fonction nécessaire pour nous faire rentrer dans l'univers du film, Pento permet également d'apporter un regard neuf sur les événements : c'est parce qu'il a la même innocence que nous face à la violence montfermeillienne mais aussi la sagesse de connaître les erreurs du passé – du moins c'est ce qu'il pense – qu'il rend possible l'arrivée d'un nouvel ordre, même si cela est au risque de périr. C'est également par l'image que la cité nous est présentée, puisque les images tournées par Buzz (si Pento est celui qui accompagne le spectateur dans le récit et fait office de « norme morale », Buzz en est son incarnation à la fin : celui qui a vu, celui qui sait, celui qui s'est élevé et qui est capable d'ouvrir la porte qui amènerait à sortir de cette crise) avec son drone, ces mêmes images qui sont tout le problème du film – sans elles, ce n'est qu'un accident comme les autres –, permettent à Ladj Ly de livrer des plans d'ensemble des divers environnements, les traitant presque comme des favelas avec ces vues aériennes, ou même comme une jungle avec ce cirque venu poser bagages en ville. Ainsi, on se familiarise aisément avec les lieux, les personnages qui les peuplent ainsi que les divers rapports de force qui peuvent exister, ce qui permet à la seconde partie d'évoluer de manière à rendre compte d'une tension permanente – non qu'il n'y ait pas de tensions avant, mais celles-ci sont moindres comparées à celles de l'après-bavure qui sont par moments comparables à un slasher avec cette dynamique du prédateur qui poursuit inlassablement sa proie –, sans, et là est toute la force de cette mise en place, créer d'ennui ou de redondances, dans l'écriture comme dans la mise en scène.


Ladj Ly, quand bien même ce soit son premier long-métrage de fiction, propose une réalisation étudiée et versatile qui arrive à trouver un équilibre magistral dans un film où la tension est croissante et continue – que ce soit dans les moments les plus fiévreux comme les plus silencieux, l'atmosphère qui pèse sur l'ensemble devient rapidement lourde et grave car les enjeux et dilemmes prennent vite des proportions démesurés. Tour à tour immersive, symbolique jusqu'à même donner un peu dans le contemplatif, Les Misérables montre un cinéaste maître de sa mise en scène, presque un virtuose, autant capable d'utiliser avec justesse la caméra épaule tout droit héritée du cinéma social et des travellings circulaires pour nous plonger au cœur de l'action et nous en faire ressentir la tension palpable, que de proposer des plans plus travaillés en matière de cadrage, parfois plus simples mais dont l’esthétisme presque romanesque devient alors la force principale. La direction d'acteurs est spectaculaire dans la manière qu'elle a de nous immerger dans le récit, d'autant que nombre des comédiens sont non-professionnels et viennent directement de Montfermeil, renforçant l'impression d'authenticité que Les Misérables cherche continuellement à rendre et qui n'est – du moins en partie – possible que par l'honnêteté totale de son réalisateur. Ladj Ly n'a de cesse de multiplier les points de vue au fil de son film, chacun bien différents, du plus pragmatique au plus spirituel, enrichissant la nature de son propos puisque offrant un nouveau regard, une nouvelle fenêtre sur le monde, de nouvelles nuances, tout en ayant une ligne directrice tout à fait cohérente qu'il ne perd pas un seul instant de vue et qui n'en devient que plus claire à mesure que le cinéaste additionne les différents points de vue sur cette même situation.


Avec Les Misérables, Ladj Ly livre le portrait d'une jeunesse abandonnée à elle-même ; tout comme la banlieue est abandonnée, notamment par la figure politique : parmi les différents acteurs et responsables de la violence des banlieues, celle-ci est en effet la grande absente du film, remplacée par un maire de figuration – qui se retrouve d'ailleurs passé à tabac par les Gavroche à la fin, car cette révolte aveugle de la jeunesse écrase tout sur son passage. Véritable western moderne, le film est traversée par la revanche des opprimés, une thématique récurrente de cette année (Parasite, Joker, Bacurau), traitée sans manichéisme : bien que le cinéaste est un point de vue tranché sur la situation, il tient pour premiers responsables un environnement et un système depuis longtemps en place qui rendent les événements du récit évidents, si ce n'est logiques, et donc d'autant plus horrifiants. Parfois un peu trop didactique, Ladj Ly arrive néanmoins à nuancer son propos par la multiplication des points de vue mais également en prenant une certaine distance – en s'élevant, à l'image de Buzz et son drone – sur ses personnages, qui n'est cependant pas au prix d'une immersion totale du spectateur qui se retrouve au première loge de ce film bouillonnant, sillonné d'une beauté brute, farouchement engagé et admirable de justesse.

Venceslas_F
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le 20 déc. 2019

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Venceslas F.

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