Cinq ans après Badlands, premier film et déjà première réussite, Malick choisit de repartir sur une trame où l'amour est synonyme de voyage, celui de la connaissance de soi comme d'autrui. Une volonté d'aller plus loin dans son cinéma, de s'émanciper aussi.
A défaut d'avoir pu faire signer John Travolta, Malick doit se "contenter" de Richard Gere dans le rôle de Bill, vaurien rêvant d'un avenir meilleur. Ce dernier est accompagné de son amour Abby (interprétée par la charmante Brooke Adams) ainsi que de sa petite sœur Linda (incarnée par Linda Manz).
Résignés à vivre dans la noirceur de Chicago, nos trois protagonistes décident alors de partir au Texas pour finalement débarquer dans l'infinité des champs dorés de blé d'un riche fermier interprété par le touchant Sam Shepard. Mais alors que les mois passent, Bill apprend par le plus grand des hasards que ledit fermier est mourant. Sachant que ce dernier est éperdument amoureux d'Abby, ils décident de jouer le jeu, espérant ainsi récupérer la fortune de ce riche propriétaire dans les mois à venir. Cependant la force des sentiments va rapidement compliquer les choses.
Aussi force est de constater que le film n'a absolument pas vieilli. L'ineffable beauté de cette œuvre y participant grandement. Certes la présence de Néstor Almendros à la photographie peut expliquer la foultitude de plans somptueux, mais nous aurions tort de sous-estimer l'influence et le travail de Terrence Malick. De l'infini des champs à l'intérieur d'une maison, de la sauterelle dévoreuse du travail des hommes au déchaînement passionné des flammes, notre réalisateur en impose par la puissance visuelle et symbolique de sa mise en scène permettant de saisir l'essence même de ses protagonistes. Entre réalisme et onirisme, Malick trouve constamment ce juste équilibre, ce juste recul afin de placer ses personnages dans des environnements permettant de les sublimer dans leurs passions.
En ce sens le film s'apparente à un véritable poème lyrique, illustration par la nature des sentiments les plus humains en ce qu'ils ont de plus beaux mais aussi de plus misérables. Ce qui est notamment permis par le rôle clé de la nature.
En effet, chose déjà visible dans son premier film, Malick fait de la nature l'un des principaux points d'ancrage. Cette dernière permettant au réalisateur de comprendre les liens et rapports qu'ont les personnages entre eux comme avec le monde qui les entoure. Placés dans l’immensité des champs, dans la saleté et l'obscurité d'une usine comme dans l'étroitesse d'une chambre, c'est systématiquement par l'usage de lumières naturelles que Malick capte les êtres. Des êtres qui semblent en conflit avec la nature.
Il est effectivement assez flagrant qu'une dualité entre l'homme et la nature opère dans ce long métrage. Nos protagonistes fuient l'usine et l'obscurité de Chicago pour la lumière des plaines texanes. Nous passons du travail de l'acier à celui de la terre. La machination de l'agriculture par les tracteurs noirs tranchent avec la luminosité des champs sur lesquels ils opèrent. Une dualité, un conflit qui laisse à penser qu'en ce tournant historique que filme Malick (une société américaine en pleine mutation en ce début de vingtième siècle), un possible retour aux valeurs du passé semble compromis. Véritable hantise du paradis perdu en somme. Toutefois Days of Heaven, par sa portée philosophique laisse à penser que ce rapport à la nature qu'entretiennent les hommes est plus complexe. Ce lien n'étant plus qu'une simple question de rivalité entre la nature et la culture. Par son usage symbolique, cette dernière s'avère finalement être le parfait et véridique reflet des passions humaines.
Le soleil illumine les champs lorsque l'amour règne, il neige et il vente lorsque le jeune couple est en plein doute, lorsque le crime (biblique) est révélé les sauterelles détruisent le labeur des hommes telle l'apocalypse, les flammes naissent puis anéantissent les champs quand la jalousie meurtrière du fermier éclate. Si les hommes sont menteurs, hypocrites, masquant leurs sentiments et leurs pensées, la nature quant à elle est impitoyable de vérité. Comme le souligne la maxime de l’essayiste et historien Emmanuel Berl : "la terre, elle, ne ment pas". La nature cristallise alors toutes les passions, les plus belles mais aussi les plus dévastatrices. Malick use bien entendu de son talent pour la mise en scène afin de faire émerger cette symbolique forte propice à montrer le plus honnêtement possible le déchirement et l’âme de ses personnages. L'espace permettant alors l’introspection.
Mais ce rapport à la nature s'opère également par un travail du son pour le moins remarquable. Le chant des oiseaux, le ruissellement de l'eau, le souffle du vent ; tout ceci participe à la mise en avant de la nature. De véritables bruits de vie faisant de ce film une expérience sensorielle évidente. De fait Days of Heaven, au même titre que Badlands n'est pas tant un film sur la nature que sur la nature humaine.
En effet on a souvent tendance à dire que Malick délaisse ses personnages. Si le débat reste objectivement ouvert sur ses derniers films, il est en revanche plus difficile de défendre une telle opinion au regard de ce long métrage. On assiste ici à un triangle amoureux qui évoluera dans l'espace et le temps. Des sentiments à la puissance telle qu'ils influent irrémédiablement sur la destinée des principaux protagonistes. Par ailleurs notre réalisateur parvient un grand nombre de fois à saisir des instants d'humanité (la joyeuse danse de claquette devant le feu ou la dispute suite aux propos injurieux à l'encontre d'Abby en témoigne). Malgré le recul évident, la symbolique des images permet de saisir l'intime chez nos personnages. Nous les comprenons sans que Malick donne l'impression de les juger malgré le caractère éminemment religieux de certains passages.
Ce qui place l'Homme au cœur du film, c'est également cette voix off de Linda. Omnisciente, elle permet ce recul mais aussi cette prise de position alternant objectivité et subjectivité. Ce regard d'enfant averti apporte une vision supplémentaire qui implique directement le spectateur lorsque cette dernière s'adresse à lui, favorisant cette idée de vivre le cinéma plutôt que de l'observer.
Ajoutons à cela l'une des plus belles partitions de Ennio Morricone avec des thèmes lyriques, romantiques ou tragiques tels que Harvest , Days of Heaven ou encore Aquarium de Camille Saint-Saëns et nous avons un film pleinement abouti malgré les difficultés rencontrées lors du tournage (acteurs dubitatifs, budget dépassé, conditions de tournage délicates).
Malick montre ainsi sa capacité à insuffler une force impressionnante à une histoire. L'amour, la liberté, le rapport à la nature sont comme dans Badlands des thématiques abordées. Cependant avec Days of Heaven notre réalisateur livre un résultat bien plus conséquent et ambitieux. Sans délaisser l'histoire et ses personnages, il arrive à saisir les sentiments les plus profonds et complexes non sans peine. L'essence de l'Homme in fine. Mieux encore c'est le sens de la vie et son cours qui nous est donné à voir.
Cependant avec ce retour à la ville, on ne peut ignorer un certain pessimisme de la part de Malick. Comme si l'Homme était définitivement condamné à errer sans possibilité de choisir librement un autre chemin.
Comme le souligne son maître Heidegger : "L'Homme est un poème que l'être a commencé", et de toute évidence cette œuvre en est la parfaite concrétisation.