Les Nouveaux Chiens de garde par Zogarok
Pas neuf ni sur la forme, ni sur le fond, mais pourtant tout à fait providentiel. Les Nouveaux Chiens de Garde, adaptation une quinzaine d’années après sa sortie de l’essai de Serge Halimi (1997 et 2012), ausculte avec férocité et précision l’état des médias en France. Ceux qui revendiquent transparence, pluralité et indépendance s’avèrent être dans leur ensemble liés au pouvoir ; au pouvoir concret (comme l’énonce FOG), celui du capital. Les faits sont là : les journaux, les chaînes de télévision, les radios, sont détenus par de grands groupes financiers, industriels, idéologiques. A l’intérieur, une offre compassée, où s’enchaînent les informations biaisées et les consultants au service du pouvoir agissant et réel : les polémistes labellisés et autres stars du débat le phagocytent, les querelles de chiffonniers écrasent les affrontements idéologiques et la prise en compte du réel par-delà les actualités diverses ou mineures.
Mettre le doigt sur le vrai pouvoir (les marchés), pas sa caricature déliquescente (l’État) : l’information comme propagande
Pour illustrer le propos, les co-auteurs (Gilles Balbastre et Yannick Kergoat) citent Paul Nizan et son brûlot Les Chiens de Garde (1932), où il dénonçait les intellectuels et philosophes de son époque comme des agents du pouvoir, leur parole présumée éclairée, engagée ou objective servant trop souvent de légitimation aux dominants de l’ordre social (que ce soit par appui délibéré, par opportunisme ou par complaisance). L’époque actuelle est ainsi mise en parallèle, où les médias et les sbires éditorialistes ou intervenants officieux sont les porte-paroles des tenants du marché.
A ce titre, le document révèle le grotesque avancé des journalistes contemporains ; et si ceux-là se moquent de leurs prédécesseurs soumis à un contrôle de l’Etat direct, ils ne sont pas plus indépendants et affranchis. En effet, alors que les informations sont présumées passer outre les réseaux d’influences, notamment alors que l’ère mitterrandienne des « radios libres » est venue achever la mainmise des dirigeants politiques sur les médias, la transmission de l’information et même sa conception n’en demeurent pas moins orientées. Simplement les faux-semblants sont plus subtils ; et surtout l’endroit du pouvoir sans partage n’est plus le même.
Pour le spectateur un peu averti, le film est moins un fournisseur de révélations qu’une compilation musclée (même s’il déroutera ceux qui ne se servent pas des contre-pouvoirs à disposition comme Internet). Son exhaustivité, sa pugnacité, son sérieux quand aux angles de vue et à leur traitement, mais aussi son didactisme, en font une sorte de condensé parfait, voir de bible. Concernant les écrans français, c’est le document à charge contre l’affadissement de la démocratie et la manipulation des opinions le plus achevé et radical. En comparaison, Pierre Carles (Pas vu pas pris sur la facticité de l’esprit Canal), bien que ciblant juste, se fourvoie dans la description de son processus, voir le fatalisme quand à sa propre impuissance (Fin de concession, sorti un an avant Les Nouveaux Chiens de Garde, est proche dans le thème, avec des références communes – le fameux dîner chaque dernier mercredi du mois au club du Siècle, réunissant la classe dominante française et ses réseaux d’influence).
La pensée unique, ses propagandistes, ses méthodes de persuasion
La démonstration se concentre sur la France : les auteurs y pointent les monopoles, étendus à l’ensemble des médias hexagonaux. Quelques grands groupes détiennent l’ensemble des canaux et des titres (s’en servant parfois pour une propagande directe en romançant leur puissance, à l’instar de Lagardère dans Vivement Dimanche ! entre Drucker et Elkabbach). L’information est vassalisée par les intérêts financiers ; preuves à l’appui, avec notamment le silence par la grand-messe du Jt de TF1 sur les affaires impliquant les employeurs liés de près ou de loin à la chaîne. Mais au-delà des simples amnésies sélectives, il y a aussi les distorsions du réel et plus encore, les consensus sur tous enjeux sociaux et économiques.
Un avatar de cette société de l’information sous perfusion se détache : ce sont « les experts » (Alain Minc, Attali, Michel Godet). Ils sont tous les chantres d’une mondialisation épanouie, d’un marché-libre profitant à tous, de la nécessaire épuration des entraves notamment politiques à ce marché. Sur cette lancée, Les Nouveaux Chiens de Garde expose les faux dissidents de service (à l’instar de Laurent Joffrin, l’anar teigneux labellisé) et les tromperies sur marchandise avec l’ensemble des journaux rangés au service du même corpus d’idées. Ainsi les journaux « de gauche » (ils s’en réclament encore et incessamment) Le Monde et Libération sont des organes de persuasion visant à conquérir des corps sociaux réfractaires à l’ordre établi ou en marche (on peut discuter : quelque soit sa pénétration actuelle, c’est celui de la finance) et au réformisme néolibéral sur le terrain économique. Les rebelles présumés, se voulant virulents dans l’attitude (Joffrin) ou détournés pour leur réputation (Michel Field) servant de label dissident, audacieux, autrement dit de caution progressiste. C’est l’occasion de relever combien les faux « impertinents » sont souvent des ex-libertaires ou anarchistes (Philippe Val).
Les Nouveaux Chiens de Garde aurait pu prendre de l’avance en étendant son registre à Internet, car la démarche y est la même. Par exemple, le magazine Slate, manne d’informations extrêmement denses, souvent éclairées, parfois alternatives, est cependant toujours cadenassé par les idéologies dominantes, au-delà de l’apparat progressiste (et de complaisances de combats ou de partis-pris inoffensifs et outranciers).
Ces journalistes, ces spécialistes, sont les notables au service d’intérêts privés ou les représentants de grands groupes. Leur intelligence consiste à mâcher le travail de leur employeur ; et un cerveau honnête et demandeur s’imbibant de leur prose ne peut qu’être perverti et floué dans sa pensée. Cette propagation unilatérale de la pensée néolibérale et de ses arguments est à l’image du phénomène Tapie, mais dans une version sophistiquée ou professorale, où les médias sont tapissés de pédagogues de la mondialisation vertueuse et du « no alternative », non plus seulement en stimulant le désir ou l’identification, mais en invoquant le pragmatisme.
Balbastre et Kergoat dressent ainsi un tableau de la démocrature avec des exemples forts. Ils montent aussi que les anti-conservatismes et anti-idéologies (c’est peu ou prou la posture des « experts » et des débatteurs, pour assurer leur indépendance d’esprit et de parole) sont dans le déni de réalité, forçant l’acceptation et même la célébration dogmatique en se montrant indulgents envers un modèle même lorsqu’il est pris en défaut. Ainsi la crise entamée en 2008 n’est pas une entrave pour eux. Les experts sont convoqués plus encore pour marteler et démontrer par l’absurde que le modèle n’est pas le problème ; mais que le hic c’est bien l’archaïsme français, l’inadaptabilité de nos mœurs économiques.
La diversion par le fait divers
Les Nouveaux Chiens de Garde évoque avec moins d’habileté les diversions permettant aux médias d’occulter le social et l’économique, en se concentrant sur la focalisation des télévisions sur les faits divers, les drames et violence, la délinquance. Si ce mouvement est authentique et sa dénonciation adéquate, il n’est qu’un ingrédient parmi d’autres. L’œuvre semble alors flirter avec le point de vue selon lequel l’insécurité sert à compenser le manque d’action politique ; le film aurait pu aller plus loin, d’abord en effleurant les stratégies du pompier pyromane (dont les contributions aux tensions civiles sont un bon exemple), ensuite en reconnaissant la violence réelle, sujet dont il ne traite pas pour lui-même.
Néanmoins le film pointe juste, en faisant de la course à la sécurité le masque de la bourgeoisie libérale ; les créations ou montée en pression autour d’affaires glauques, le dénigrement de population entières en alimentant des fantasmes (notamment sur les perversions des damnés de la Terre, boucs-émissaires parfaits) sont légion. La dénonciation de ces récupérations par l’instillation de la peur généralisée (outil sur-mesure pour contaminer les consciences et inhiber l’action sociale) est un fait brillant du film ; dommage qu’il ne suggère pas les communautarismes réels qui s’exercent, ainsi que la violence qui se déploie effectivement, souvent justement à cause des effets de ce néolibéralisme institutionnalisé.
Comme le dit le délégué syndical de Continental interviewé par Pujadas (21-04-2009), « qui sème la misère récolte la colère » ; et voilà le point à explorer davantage car il est la clé de tout. Ce sujet réel et essentiel, le film l’envisage, tout en laissant un moment suggérer un point de vue relativiste à l’égard de la montée de la violence et du désarroi repérables ; mais qu’il s’agit ensuite d’expliquer en saisissant les causes (formation de ghettos, paupérisation des classes populaires, perdants et jouets du néolibéralisme et de la Globalisation au chevet des puissances pré-établies et illégitimes) ; les mécaniques sont trop vaguement esquissées au profit de la charge contre leurs promoteurs ou déclencheurs. Ce n’est pas un vrai défaut, mais c’est le seul notable du film. En outre, si les médias devenus « flics » se montrent anti-ouvriéristes, c’est parce que leur cynisme et leur partialité est organique : il ne découle pas de quelques biais éparses, mais bien d’impératifs suprêmes.
Les Nouveaux Chiens de Garde ouvre les pistes essentielles et fournit les bonnes balises. C’est un grand document sur les totems de l’information, du traitement de l’idéologie en France (et dans le Monde dans une moindre mesure) depuis l’avènement du néolibéralisme. Brocardeur du « système » tel qu’il est, c’en est un décodeur magistral et un fleuron dans le registre.