Si on la compare aux précédents deux films de Mikhaël Hers, l’intrigue des Passagers de la nuit peut sembler bien modeste, voire délaissée au profit d'une simple chronique sociale des années Mitterrand : alors que dans Ce sentiment de l’été et Amanda, le deuil brutal plongeait les protagonistes dans une nouvelle vie, c’est un simple divorce qui oblige Elisabeth à redéfinir son quotidien. Face à ses deux ados et son inexpérience professionnelle, le doute et les cahots d’un chemin incertain l’attendent, tandis que d’autres premières expériences se dessinent autour d’elle.
Ce romanesque ténu n’est pas à prendre pour un manque d’inspiration face au désir de se plonger avec nostalgie dans une époque vécue par le réalisateur : il faut au contraire un certain courage pour affronter une vie aussi authentique, et y sonder les moindres inflexions du sentiment, les petits gouffres des désillusions et les bouffées d’espoir que chaque lendemain peut promettre.
Les Passagers de la nuit n’est pas sans maladresses, notamment dans la conduite de certains dialogues avec les enfants et une exposition des enjeux de l’époque parfois un peu didactique. Mais cela s’étiole très rapidement dans les brumes mélancoliques et nocturnes d’une odyssée mineure, conduite par une femme qui n’a pas demandé sa quête. Charlotte Gainsbourg, sublime, nourrit de sa fragilité délicate ce portrait d’une épouse devenue femme, et d’une mère sur le point de vivre seule. Le récit initiatique quelle construit par trébuchements successifs la met au contact d’un monde en pleine effervescence, celui de l’euphorie des années 80 et de l’arrivée des socialistes au pouvoir. Mais la reconstitution impeccable et tendre de Mikhaël Hers dépasse largement le charme vintage filmé sur pellicule. Sur l’ensemble du récit plane cette conscience du temps révolu, soulignée par la partition vaporeuse de l’electronica d’Anton Sanko : le regard sur l’époque procède moins d’une immersion dans le présent que dans un voyage vers une série d’instants ne cessant de s’enliser dans la mémoire. Les personnages se confient, avancent, doutent à voix haute, notamment dans cette émission nocturne de France Inter, mais avec la lucidité déjà prégnante d’écrire leur parole sur le vent du temps. Le personnage de Talulah accroit ce rapport à l’éphémère : l’oiseau nocturne se pose un temps, révèle quelques constellations avant de s’enfuir, bien consciente de charrier à sa suite les béances d’une nuit bien plus noire.
La maladresse des personnages, incarnée avec une délicatesse particulièrement touchante, témoigne donc de ce regard d’un cinéaste qui sait qu’il atteint la vérité des êtres lorsque ceux-ci avouent leurs faiblesses. Sans jamais recourir au pathétique, en évacuant la tentation du romanesque, Hers résume la maladie à une cicatrice, le désir de rébellion au saut dans la Seine et le paysage intérieur à des baies vitrées sur les nuits bleutées de Beaugrenelle. Le secret de sa justesse est d’une simplicité confondante : faire de tous ses personnages des êtres justement secrets, et avares en confidence. Soit, d’une certaine manière, l’inverse des bavards de la Nouvelle Vague moqués avec tendresse après la projection des Nuits de la pleine lune de Rohmer. Mais le temps, là aussi, fera son œuvre : par les traces que le film laissera (« Y’a des films qu’on aime longtemps après, ou quand on les revoit »), et l’émoi atterré quant au décès de sa jeune comédienne, Pascale Ogier, qui précipite les pages qu’on doit tourner.
Cette cohabitation au plus près des êtres permet à Hers un parallèle troublant entre l’adolescence et l’âge adulte, où la découverte est toujours à portée de cœur, et les larmes qui vont avec. Et lorsque la cellule familiale a véritablement obtenu la complicité du spectateur, il est temps de la découdre : par l’audace d’un moment de pur lyrisme (Joe Dassin et la crème renversée, sorte de relecture de Céline Dion en cuisine chez Dolan), et une déconstruction du temps qui renvoie déjà au temps des souvenir : de cette période lointaine, il restera ces images d’instants de vérités et de partage, de capture, avant les départs, les ruptures, le renouveau et la décrépitude : « Il y aura ce que nous avons été pour les autres, des bribes, des fragments de nous que parfois ils crurent entrevoir. »
(8.5/10)