Les Paumes de la mendicité par Multipla_Zürn

Quelques mendiants à Kishinev, capitale de la Moldavie. Les gens qu'on ne regarde pas dans un pays qu'on ne voit jamais : tel est le programme du film.


Aristakisian regarde les mendiants, leurs corps, leurs déplacements, leurs maisons, et écoute ce qu'ils ont à nous dire - leurs histoires, leurs pensées, leurs manières d'être au monde. Il ne leur donne pas la parole à proprement parler (face aux critiques d'utilisation de la pauvreté à des fins artistiques, il se défend d'être un travailleur social : pour lui, les mendiants de Kishinev ont été ses modèles et c'est tout, il n'a pas fait semblant d'être des leurs, il n'a pas cherché à avoir de relations trop intimes avec eux, il les a simplement convaincus de se laisser filmer par lui), d'ailleurs on ne les entend jamais directement, il n'y a pas de prise de son directe, mais une voix-off, celle du cinéaste.


La voix-off raconte l'histoire d'un homme qui s'adresse à son fils qui n'est pas encore né, et que sa mère destine à l'avortement. Aristakisian prétend que c'est aussi une histoire volée à la rue, pas la sienne en tout cas. Qu'il s'est servi de cette histoire, de l'histoire de cet homme circulant dans les rues de Kishinev, parlant à son enfant qui ne naîtra jamais, pour exprimer sa vision du monde, articuler les images du film et toutes les histoires qu'il recèle.


Le propos de la voix-off est d'une grande force, par moments révoltant. L'homme prévient son fils : le seul salut est la folie. Il lui conseille de ne jamais travailler, de ne jamais faire quelque chose d'utile à la société, de devenir mendiant. Parce que les gens qui vont au travail, dit-il, il n'a jamais rien vu de plus humiliant - et à ce moment-là le film nous montre un cul-de-jatte sur une planche à roulettes, avançant sur un chemin non damé vers une destination inconnue.
Celui qui mendie, celui-là seul gagne l'argent de son travail. Les autres travaillent et sont payés pour cela, mais en vérité ils sont payés pour toute autre chose, leur soumission, leur renoncement à la liberté, leur participation au système. Un mendiant ne participe à rien, et c'est là sa grandeur. L'un d'entre eux dit : "les gens ne me donnent pas d'argent, en vérité ils se déshabillent. Ca ne dure que quelques secondes, mais c'est assez pour les voir entièrement nus."


Cette grandeur, Aristakisian ne cesse de vouloir la montrer. Il y a de magnifiques portraits : la femme pliée en deux qui traîne une caisse partout derrière elle, l'homme aux pigeons, l'homme qui vit dans un trou dans la terre. Ce n'est pas la dignité des hommes qui importe au cinéaste (pas leur rachat), mais bel et bien leur grandeur (quelque chose de plus mystique que la dignité, de moins moral). Les images noir et blanc sont magnifiques, inspirées bien que bricolées, ne cherchant pas du tout à transcender leur amateurisme par autre chose que la beauté. Il n'y a pas de mise en scène à proprement parler, pas de mise en scène hollywoodienne en tout cas : juste un regard, et ça suffit à ce que quelque chose se crée. Aristakisian ne joue ni au travailleur social ni au professionnel du cinéma : il est un artiste, et selon lui ça n'a rien à voir.


C'est un cinéma moins complexe que celui de Pedro Costa, qui tente, lui, de se mêler à ceux qu'il filme, de leur apporter le cinéma, de redistribuer l'art comme s'il s'agissait d'une richesse, de résoudre les problèmes du monde. Ici les questions sociales et politiques posées par le sujet même du film sont esquivées. C'est plus désespéré aussi, car pour Aristakisian le cinéma ne peut rien. (On n'est pas non plus dans le même pays que Pedro Costa. Pas la même Histoire.) Par moments le poème en voix-off ne manque pas de tourner en rond, les ratiocinations christiques sont un peu usantes à la longue. Mais sa radicalité est passionnante. Et s'il arrive qu'on s'agace un peu, plusieurs passages miraculeux surviennent et brisent le coeur. "Mon enfant, dit la voix-off, ton coeur a son propre corps."

Multipla_Zürn
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le 8 févr. 2021

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