Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot soudain devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Arthur Rimbaud avait seulement 16 ans quand il écrit "Ma Bohème" et Marco Bellocchio seulement 26 au moment de réaliser son premier film, dont le titre en est tiré. Il est tentant de faire le rapprochement entre le poète et le protagoniste du film, à travers le thème de la rébellion adolescente contre une forme de conformisme. La névrose dont souffre Alessandro le conduira de son côté non pas vers le trafic d'armes mais à des pulsions morbides d'une intensité difficilement prévisible, nourrissant la critique d'une crise sociale et existentielle incandescente.
Cette destruction de la cellule familiale, gangrénée de l'intérieur par un mal qu'aucun membre ne saura expliciter, rappelle très fortement la tonalité glaçante du cinéma de Haneke. Elle s'exprime cependant de manière sensiblement différente ici, avec quelques notes très subversives faisant écho à Pasolini et d'autres plus existentialistes se faufilant du côté d'Antonioni. Mais Les Poings dans les poches reste une œuvre à part dans le cinéma italien du milieu des années 60, en gardant à distance toute sa composante néoréaliste, toute son expérimentation formelle et toute sa propension à la comédie. La violence de la contestation, si cette dernière n'est pas particulièrement novatrice dans son principe (par exemple Rocco et ses frères de Luchino Visconti en 1960, Le Mauvais Chemin, de Mauro Bolognini en 1961), est toutefois véhiculée par un propos incroyablement rageur et qui va crescendo.
Bellocchio ne laissera à aucun moment la possibilité de respirer : la plongée dans ce microcosme familial asphyxiant est immédiate — elle ne laisse d'ailleurs pas vraiment le temps de s'approprier la situation au sein de cette famille dysfonctionnelle dépourvue de père : derrière l'aîné faisant office de chef de famille de substitution, il y a la mère aveugle et impotente, le cadet simplet, la sœur très belle, et Alessandro qui souffre régulièrement de crises d'épilepsie. Sans être amené à développer une forme d'empathie pour lui, on partage son sentiment de frustration à mesure qu'enflent son désir incestueux pour Giulia et son animosité contre la bourgeoisie qu'il perçoit comme un carcan oppressant à détruire. Et cette destruction, elle ne se fera pas à reculons, mais à coup de matricide, de fratricide, et de bûcher. Paradoxalement, Alessandro ne sombrera pas dans une folie hystérique mais dans une sorte de folie méthodique, avec des prémices réfléchies et des implications logiques et pragmatiques qui suivront, certes dans la démence. Dans ce huis clos âpre et névrotique où la morale est piétinée, capturé dans un noir et blanc saillant, on étouffe.
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