Premier film de Bellochio, réalisé alors qu’il n’avait même pas 30 ans, Les poings dans les poches raconte la déchéance d’une aristocratie dont la génération émergente s’ennuie à mourir, sombrant dans l’hystérie généralisée. L’émancipation de l’individu en dehors des formes habituelles que revêt l’autorité y tient une place centrale. C’est aussi la thématique que Bellochio traitera dans de nombreux autres films, à travers la religion par exemple, avec Au nom du père. Esprits limités, épilepsie simulée, ambition démesurée, narcissisme et failles affectives, toutes les tares humaines y passent, dans un festival à l’humour noir, souvent très drôle, parfois angoissant, largement porté par un jeune premier à l’époque, Lou Castell, dont le jeu inquiétant sera utilisé à nouveau dans d’autres films, avec d’autres cinéastes. Enfin, dernier nom notable à mentionner : la bande-son, composée de musiques instrumentales et de morceaux d’opéra est signée Ennio Morricone.
Quatre enfants composent une famille italienne bourgeoise, sans le père. La mère, aveugle est largement dépendante de sa progéniture pour ses mouvements physiques. Son laisser-aller est manifeste : l’absence de vue la place dans une position de retrait par rapport au monde qui l’entoure, dans un désintérêt évident. Le chat vient manger dans son assiette, pendant le dîner, sans que cela ne l’émeuve. Cependant, elle possède encore la force d’exiger un peu d’affection de la part de ses enfants, tout en leur imposant une certaine routine, notamment dans les virées familiales au cimetière, pour aller déposer une gerbe sur la tombe du mari défunt. Dans l’ensemble, hormis Leone, à l’esprit naïf et simple, aucun de ses enfants, que ce soit Giula, Ale ou Augusto ne l’apprécie véritablement. Elle est avant tout un poids pour eux, une charge financière dont l’aîné se serait bien passé. Dans cette « maison de fous », qui font glousser les enfants de cœur, le seul être humain normalisé est Augusto. Ses défauts sont pléthoriques : en couple, passif agressif avec sa compagne, il fréquente régulièrement les prostitués. Ambitieux, peu emphatique, son unique souhait est de se tenir le plus souvent éloigné de la maison maudite. Mais, lâche, il est incapable de s’en éloigner nettement pour voler de ses propres ailes, croyant par là faire œuvre de charité, par sa présence physique minimale. Augusto, c’est l’élément de la portée qui prend la pitance de ses frères et sœurs pour devenir plus fort. Sans intervenir frontalement, il n’en demeure pas moins peu soucieux de leur sort à terme. Publiquement, son attitude paraît initialement flamboyante, mais finit vite par susciter le désintéressement. Giula, et Ale, qui auparavant se disputaient sans cesse, deviennent peu à peu très proches, frisant au passage l’inceste, suggestionné par Bellochio à de multiples reprises. Giula, histrionique, semble perpétuellement manquer d’affection. Elle la recherche d’abord en l’aîné, dont la figure est proche de celle du paternel, éteinte, puis en Ale, sorte de bipolaire capricieux, décidé à tuer l’ennui et à rompre ses chaînes familiales.
Et c’est sur toute la frustration contenue en Ale que *Les poings dans les poche*s se concentre. Comme un lion en cage, le jeune adulte tourne, dans cette maison où il ne sait que faire. Aucune activité ne peut l’accaparer, si bien que ses seuls moments de vibrance sont ceux où il torture d’autres êtres humains, pour oublier sa douleur toute personnelle. Les interprétations oniriques assimilent le rêve d’une maison à l’intérieur de soi, à l’âme. La maison de Ale, perdue au milieu de nulle part est sa propre prison mentale. Trois temps marquent son évolution, toute en crescendo. Le premier stade est celui de la pusillanimité, avec les mensonges éhontés, tentatives misérables d’exister. Dans le second, Ale décide de ne plus se fourvoyer, en brisant les chaînes qui le retiennent à sa mère. Y prenant goût, toute sujétion doit être exterminée, dans un troisième et dernier instant. Les meubles, les papiers y passent, dans un feu de joie rituel. Pourtant, si la bâtisse est la cage dorée de cette famille, elle en est aussi le refuge, lieu en dehors duquel Ale ne vaut rien. Tyran en son domaine, chétif dans les sauteries mondaines, il est gauche lorsque une femme vient le draguer.
C’est en apparence le plus abject. Mais c’est aussi celui qui a le plus besoin des autres, ne serait-ce que pour accréditer ses particularités. L’aîné, lui, se dédouanera jusqu’au bout de ses liens fraternels, y compris quand l’horreur lui sera révélée, laissant les autres se débrouiller, quitte à souffrir bruyamment.