Documentaire littéraire, lyrique et social à la fois, Les Raisins de la colère oppose une population pauvre dans son errance, au monde de la spéculation et des banques ayant jeté sur la route des fermiers sans terre. Agissant comme une parabole biblique d’une terre promise, le canon fordien classique s’exprime à travers les tons mélodramatiques et sentimentaux. Puissante fracture humaine, Ford illustre la déflagration sociale et ses laissés-pour-compte. À l’instar de Qu’elle était verte ma vallée, est mis en lumière une époque de transition: un monde chute, celui de la famille et de ses traditions séculaires, donnant naissance à celui de la souffrance et du désarroi. Par la pureté de son geste, Ford saisit une vérité universelle, celle de l’homme condamné à l’errance, qui, comme un navire égaré, cherche son phare. Le film garde la structure du western. Au même titre qu’un Stagecoach, les longues chevauchés sont ponctués par des haltes en territoires hostiles. Il est évident que l’on peut considérer Les Raisins de la colère comme le sublime ancêtre du road-movie américain. Largement inspirés de Murnau et des expressionnistes allemands, l’éclairage marqué, les textures lumineuses et les compositions complexes caractérisent une plastique résultant de la fusion entre le réalisme photographique et la composition hésitante ; entre l’abstrait et le concret. L’imagerie globale du film est inspirée du travail de Horace Bristol et de Dorothea Lang, ayant tous deux accompagnés John Steinbeck durant la rédaction de son roman. De l’autre côté, les contrastes, l’action vivant dans la masse lumineuse, fantomatique, donne du corps aux personnages. La lumière des bougies et des phares sabre les corps, mettant en évidence la colère d’une classe déchue. Colère, qui se canalise dans le corps et dans la prestation de Henry Fonda. Son humanité, son incarnation du courage populaire rappellent à tous que les Américains ne vivent pas dans un rêve doré. Capitalisme de l’ombre, crépuscule d’une époque, mirage d’une terre perdue, Ford rend sa dignité au peuple qui vit et qui souffre.