John Ford nous livre ici une magnifique adaptation du roman de Steinbeck, lequel porte sur la grande dépression américaine qui a sévi vers les années 30. Le cri d'un peuple, incarné d'abord par un jeune Henri Fonda révolté (tout en contenance), déjà bon le bougre, laissant ces grands nuages derrière lui (des plans dont le réalisateur a le secret), pour retrouver sa famille après une détention injuste, expulsée de leurs terres ancestrales non moins injustement. Si les convictions politiques de Steinbeck sont visibles de bout en bout, dépeignant deux Amériques, deux visions du monde strictement opposées, on les oublie presque derrière cet humanisme qui nous prend à la gorge, représenté par ces agriculteurs d'Oklahoma au caractère trempé, d'une authenticité vivace, et aussi extrêmement touchants, à l'image de la façon dont ils laissent le peu qu'ils possédaient derrière eux (lorsque cette mère de famille brûle ces quelques misérables souvenirs, source d'une joie qu'on soupçonne petite en quantité, mais grande en qualité, j'en avais la larme à l'oeil).


A partir de la délocalisation forcée de cette famille amenée à faire un voyage vers la Californie pour trouver un moyen de subsistance, Les raisins de la colère ont l'ambition de nous raconter l'histoire d'une Amérique en train de changer, en pleine perte de ses repères spirituels, moraux, et familiaux, victime d'un déséquilibre des forces alors à l'oeuvre, où les propriétaires terriens se croient tout permis. Ce film se fait ainsi témoin d'une époque avec une grande acuité et vigueur (en cela, on dirait du Zola ou du Hugo). Puis il trouve le ton juste pour évoquer ce misérabilisme qui empreigne ces personnages de la tête aux pieds, matériel et camion compris. Loin de charger la barque, des vestiges d'humanité persistent autour d'eux, incarnés par de beaux moments de fraternité qui transcendent les conventions, ou par cette mère qui incarne une belle preuve de pugnacité, en réussissant à maintenir sa famille debout malgré tout ce qui leur arrive, mais sans pour autant oublier les autres nécessiteux. Critique avant l'heure de l'American way of life, l'une des grandes qualités de ce film, repose donc sur sa vision morale à contre-courant qui a gardé toute sa force et sa pertinence à travers toutes ces années.


Enfin, John Ford ne se contente pas d'éveiller notre conscience morale ou de nous toucher par la détermination, le courage, ou l'intégrité de ces personnages qui essuient tuile après tuile en découvrant l'envers du décor, après avoir été séduits par des paysages et des tracts terriblement enjoliveurs (encore le signe d'une modernité aigüe !). Sa réalisation est aussi juste magnifique, gorgée d'ambiances variées tirant le meilleur du noir et blanc avec trois fois rien. Alternant la rigueur du réalisme et images expressionnistes, Ford sait comment utiliser au mieux ses environnements ou ces gouailles pour accompagner joliment son propos, sans trop forcer le trait, porté par la conviction des acteurs d'une authenticité criante, et le flux de dialogues teintés de symbolique, cheminant vers une vérité difficile à voir ou à entendre, mais nécessaires à réaliser. Et sans nier la tristesse d'un tel voyage à la destination incertaine et parsemé de pertes douloureuses, un charme certain émane du décalage culturel entre les deux Amériques, particulièrement du regard naïf que portent certains (les enfants les premiers) sur cette modernité frémissante.


Bref, un film important, essentiel, sur les bases de l'Amérique "moderne", renversant par son humanisme prégnant (la mère en tête, sa pugnacité et son amour indéfectible pour les démunis et sa famille sont tout simplement sublimes), percutant dans son message et son rôle de lanterne morale (les personnages de Fonda et du pasteur sont absolument mémorables, par les doutes, les remises en question, et le sentiment de révolte lentement distillés dans leurs esprits et leurs tripes). Peut-être aussi l'un des plus beaux films sur cette âme paysanne en voie de disparition, d'autant plus que ces acteurs possédaient en eux une sincérité et une proximité avec l'époque de Steinbeck qui seraient difficiles aujourd'hui de reproduire sans tomber dans le faux et/ou le surjeu.

Arnaud_Mercadie
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le 5 mai 2017

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Dun

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