Il n'y a rien de plus beau et de plus étrange que le regard de Aurore Clément dans ce film. Ce regard, je crois que Akerman l'a sculpté. Il n'a rien de mécanique : parfois, on sent un sourire qui monte aux yeux, sans que cela n'obéisse à aucune logique de scénario ou de dispositif de direction d'acteur. C'est là, c'est tout. C'est d'ailleurs rare de voir une actrice qui est complètement là. C'est un film qui fait le pari de la présence, alors qu'il nous parle, comme d'habitude, de l'absence, du vide. Akerman semble nous forcer à regarder ce qui manque, et donc ce qu'il reste, dans un monde complètement dévitalisé. Et le visage d'Anna est comme l'un des derniers remparts (peu costaud, mais habité par quelque chose qui n'est pas encore totalement détruit). Une forme de lutte, disons.

Que fait ce regard ? Il fixe ses grands yeux bleus et froid sur les autres. Il les écoute, semble saisir la gravité et la tristesse qui les anime. L'écoute est magnifique, solide comme un roc. Et en même temps, dans sa focalisation absolue sur les autres, le regard semble toujours un peu ailleurs, comme si cette tentative de présence acharnée à l'autre ne pouvait que cacher une envie de partir en courant. C'est la chanson que Anna chante à la fin qui nous donne la clé : "Moi j'essuie les verres au fond du café / J'ai bien trop à faire pour pouvoir rêver / Et dans ce décor banal à pleurer / C'est corps contre corps qu'on les a trouvé." Le mot rêve est prononcé, il est même chanté, dans un film si silencieux, si peu rythmé, et c'est ce qui fait que ce n'est pas qu'un mot, il est filmé, il est intégré à la puissance du film. Il est chanté et ne le sera qu'une seule fois, mais il suffit à incarner un contrepoint à cette tristesse qui paralyse le monde. Il fait le même effet que le coup de couteau de Jeanne Dielman. Il y a donc, dans ces deux films désespérés qui se suivent dans le temps, des rêves et des couteaux. Cela suffit pour croire.

Peut-être que les films suivants d'Akerman auront de plus en plus de mal à croire, ce qui me rend tellement triste. Les Rendez-vous d'Anna est l'une des œuvres les plus apprêtées de la cinéaste, et pourtant, c'est un film qui nous donne du courage. Car c'est un film grand. Un grand film grand. Tout, ici, est grand. L'esthétique précise grandit l'horreur de ce monde, bien sûr, mais d'un même geste, elle semble grandir les êtres qui essaient de s'y mouvoir. Il y a de la dignité. Les corps se tiennent. On ne sait pas comment, pourquoi, ils y arrivent, quand tout leur dit de plier. Mais il y arrivent. Je lisais récemment un essai de W.G Sebald sur l'Allemagne d'après-guerre : les allemands ont nié le traumatisme des bombardements de Berlin, et grâce à ce mensonge, ils ont tenu. Cela semble incroyable, mais c'est le cas. Les corps se sont maintenus. Le film évoque un peu ce sentiment dans une scène très belle où un instituteur allemand raconte sa vie à Anna. A la fin, il lui demande de rester, et sans rien dire, elle part. Quand il la regarde s'échapper au fond du plan et qu'au loin, le train passe, et qu'on l'entend comme s'il démarrait sous nos yeux ; je pleurais sans savoir pourquoi. Car je voyais là un personnage qui accepte de regarder, longuement, sa perte, et une cinéaste ne pas lui esquiver, et nous esquiver, ce sentiment de perte. Il est là, il faut l'éprouver. Après Jeanne Dielman, Akerman aurait pu se ramollir dans ce vœu d'intensité, cette tension. Mais non.

C'est un film à la fois précis (les gestes, les sons, il se passe des milliers de choses ; et dans cette suite de monologues très beaux, on nomme très nettement l'objet de la douleur, la crise, le sentiment que ça va mal finir) ; et très évasif. Mais c'est parce que les choses sont montrées, sont dites, que la fuite est possible. Akerman semble ouvrir un horizon, pas joyeux non plus, mais solide, présent. C'est peut-être la dernière fois que le cinéma moderne, ou post-moderne, a essayé d'investir quelque chose, d'intensifier le monde. Aujourd'hui, on voit des films contents d'être désespérés. Akerman, elle, n'est pas contente de ce désespoir. On l'entend, d'ailleurs, dans le film, quand Ida dit à Anna sur le quai de la gare : "Tu dis que tu es contente. Tu as l'air. Mais tout cela va mal finir...Mal finir." On l'entend, et on le voit. Mais que la cinéaste nous le fasse entendre est bon signe : cela veut dire qu'elle veut montrer quelque chose, qu'elle veut nous le faire comprendre. Ce n'est pas un cinéma qui nous laisse seul. Ce n'est pas un cinéma qui nous laisse orphelin d'un regard. Le monde nous laisse déjà orphelin, et de cela, Akerman ne nous en satisfait pas.

B-Lyndon
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le 4 déc. 2022

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