La guerre de 14-18 avec ses massacres insensés et son abattoir humain de Verdun reste figée dans sa légende héroïque, mais a aussi sa part d'ombre avec l'incompétence de certains officiers, la lâcheté de certains autres, les ordres aberrants et criminels de généraux vaniteux en quête d'une nouvelle étoile, ou les mutineries férocement réprimées. C'est le sujet brûlant de ce film qui n'est pas contrairement à ce qu'on croit, un film contre l'armée, au mieux un film contre la guerre, et qui ne stigmatise que l'indignité de certains officiers.
Neanmoins, ne pouvant tourner le film en France à cause de son sujet qui s'appuie sur les authentiques "fusillés pour l'exemple", c'est en Allemagne que Stanley Kubrick le réalisa. La sortie du film en Belgique en 1958 provoqua un tel tollé de la part d'associations d'anciens combattants que United Artists qui le produisit, a préféré ne pas le distribuer en France (en Suisse, il fut interdit). Contrairement donc à la rumeur entretenue, le film n'a jamais été interdit par la censure française, mais ce n'est qu'en 1975, 17 ans après sa réalisation, qu'il arriva sur les écrans français.
Le talent de Kubrick se retrouve déjà dans ce brûlot antimilitariste d'une virulence et d'une force phénoménale, et qui réside dans son choix du refus de faire un film à thèse manichéen ; il refuse de montrer des surhommes, évite les images d'Epinal et les héroïsmes de convention, il montre des hommes englués dans l'absurdité des combats, filmant la guerre et ses horreurs où l'action de 100 morts par mètre gagné sur l'ennemi afin d'enlever une misérable colline jugée imprenable, devient un gâchis de vies humaines jusqu'à ce qu'un général irresponsable, préoccupé de gloriole et d'avancement, donne l'ordre de tirer sur ses propres troupes pour les obliger à avancer. La honte !
C'est alors tout l'arsenal militaire qui instrumentalise la cour martiale, un tribunal réuni à la hâte et qui juge de façon expéditive 3 pauvres gars tirés au sort afin de les exécuter "pour lâcheté" et servir d'exemple. Encore la honte ! Ce sujet devant lequel on ne peut être que révulsé, n'est pas propre qu'à l'armée française puisque Joseph Losey s'attaquera à un cas analogue en 1964 avec Pour l'exemple sur l'armée britannique, de même que Francesco Rosi a mis en lumière une semblable mécanique de l'arbitraire dans les Hommes contre sur l'armée italienne.
Kubrick put réaliser son film grâce à l'appui de Kirk Douglas producteur et intéressé par le sujet, qui compose ici un de ses meilleurs rôles face à des portraits féroces de vieilles ganaches de généraux vaniteux comme celui tenu de façon remarquable par Adolphe Menjou, et celui tenu de façon non moins remarquable par George McReady qui hérite du rôle le plus ingrat, un ambitieux sadique, le genre de type qu'on devrait enfermer. L'ennui, c'est que des officiers irresponsables comme lui, il y en a eu quelques-uns qui ont envoyé à la mort des centaines d'hommes ; rien que d'y penser, je suis profondément dégoûté...
Techniquement, Kubrick réussit sur un sujet douloureux des images fabuleuses, tels ces travellings dans les tranchées qui inaugurent une de ses figures de style préférées, ou l'exploration fantomatique du no man's land avec sa lumière spectrale, sans compter le générique de début au rythme d'une Marseillaise atonale... Voici donc un film qui à chaque fois que je le vois, me bouleverse et m'écoeure à la fois, c'est un film froid, austère, amer et pessimiste, mais aussi un film lucide et à l'impact toujours aussi fort, un film à voir absolument.