Avec Jia Zanghke, on pouvait imaginer qu'on a vu l'envers du décor dans le spectacle économique chinois. Déjà, ses films montraient la déshérence de certains travailleurs migrants (still life) , de la montée d'une violence nouvelle, urbaine, conjoncturelle suite aux profondes mutations du pays (touch of sin)...
On a eu tort, on ne connaissait pas Wang Bing. Le découvrir avec cette oeuvre, le plus court de tous ses documentaires (2h28) est certainement un pas encore plus décisif dans notre approche de ce pays complexe, la Chine.
Le film raconte l'histoire de trois fillettes du Yunann, dans une ruralité inimaginable dans nos contrées de nos jours. Ce n'est pas une histoire, mais plus exactement une vie dont Wang Bing nous fait intelligemment cadeau. Sauf quand on entend sa respiration un peu lourde en gravissant des collines derrière ses agiles petits personnages, ou quand on voit Ying (10ans), Zhen, (6 ans) ou Fen ( 4ans) jeter un petit coup d'oeil très furtif à la caméra, la présence du réalisateur est totalement effacée. Seules subsistent les pulsations de cette terrible vie, littéralement passée dans la fange, parmi les cochons et les moutons. Wang Bing suit surtout ces 3 petites filles, très joyeuses pour les 2 plus jeunes, inconscientes de leur condition d'existence, tandis que l'aînée déjà scolarisée, est très grave pour son âge, très silencieuse, ployant sous de lourdes tâches domestiques et agraires, aspirant visiblement à apprendre et sans doute à se sortir de ce cadre de vie médiéval, que la présence miraculeuse d'un poste de télévision chez une tante voisine permet de mettre en perspective.
Au delà des fillettes, le réalisateur montre plus généralement cette Chine rurale, totalement laissée à l'abandon, vivant dans une quasi autarcie (de temps en temps, quelques membres du groupe vont travailler en ville, ce qui est le cas du père de ces filles, mais beaucoup reviennent, ereintés par une société urbaine qui n'a que faire d'eux, si ce n'est des clochards ...)
Le regard que Wang Bing pose sur tout ce petit monde de l'ombre, de la crasse, de l'indigence totale, est un regard infiniment bienveillant. Au contraire, il est une sorte de témoin qui les met dans la lumière de sa camera, et qui nous fait réfléchir, sur les dommages collatéraux de cette mondialisation qui profite le plus à nos pays.
Ce n'est cependant pas un film militant, le titre du film, les trois soeurs du Yunann, reflète parfaitement ce que le réalisateur a voulu nous montrer : ces extraordinaires fillettes qui vivent seules la plupart du temps (la maman est inexistante dans le film) , qui vivent et qui survivent même selon nos standards, leurs joies, leurs disputes, les pleurs, les epouillements mutuels, mais aussi un père ou une grande soeur qui font dans une douceur indicible une toilette sommaire aux petites, ou les bordent dans un lit de paille souillé ou humide. Et sans que ce soit calculé comme tel, chaque scène s'apparente à un tableau, tant le film très naturaliste touche à l'intime.
L'absence totale de musique (à peine le son de la télé une ou deux fois, seuls les sons des enfants et des autres villageois et beaucoup ceux des animaux sont entendus dans ce film) contribue à ôter toute possibilité de dérapage misérabiliste. Même quand, vers la fin du film, ces filles abandonnées par leur mère chante "la maman la plus gentille, c'est ma maman", elles le font dans un rire, et on sourit avec elles...
Un film essentiel, émouvant, parmi les meilleurs de 2014. Alors que c'est un documentaire, il est tout à fait à rapprocher de la trilogie de Bill Douglas, sortie en salle l'année dernière.