Des visages, des figures.
La province du Yunnan ne ressemble pas à nos massifs montagneux français. Les paysages du Yunnan sont à couper le souffle, la nature y est bien plus présente que nulle par ailleurs sur le territoire chinois. L’homme, dans cette province, n’est pas là pour effectuer une petite promenade de santé ni même du tourisme classique. Il appartient à cette terre, contrairement au milieu urbain où la terre lui appartient. Les Trois sœurs du Yunnan possède un seul et unique objectif radical : nous faire vivre littéralement aux côtés de Ying, Zhen et Fen, trois petite filles travaillant dur dans leur village montagneux, avec des conditions hostiles et inimaginables.
Le film de Wang Bing se vit donc avant tout comme une immersion. Si la définition du documentaire veut que ce dernier informe et cultive l’esprit d’un spectateur lambda, le film de Bing en détourne habilement les codes pour se concentrer en grande partie sur l’émotion et l’état psychologique dans lequel se trouvent ses personnages. Bien entendu, le cinéaste nous apprend néanmoins tout de la vie de ces petites filles dans les montagnes, à plus de 3000 mètres d’altitude, mais sa volonté de rendre palpable leur environnement avec une mise en scène pour le moins banale ne joue pas toujours en sa faveur.
La durée de l’immersion, dépassant les deux heures et demie, en est le principal défaut. Sans dramaturgie, sans grande recherche esthétique, le montage de Wang Bing ennuie parfois plus qu’il ne passionne. Les petites filles marchent dans la boue jusqu’au genoux, dirigent des troupeaux de moutons, partent faire des récoltes. Les actions, répétitives jusqu’à l’agacement, ne confèrent aucune plongée pour le spectateur au cœur de cette dure vie rurale, mais la transforme en une épreuve parfois difficile à endurer. Pour un public occidental, l’attraction est éminemment surprenante, fragile, émouvante, mais perd de sa puissance une fois que l’essentiel nous est exposé. Les trois sœurs toutes âgées de moins de douze ans travaillent aussi dur que des hommes plus âgés, mais s’amusent malgré tout, ne faiblissant jamais quand les adultes leur donnent des ordres. Un de leur divertissement, la télévision (dont la présence à l’écran a rarement été si surprenante dans un film d’aujourd’hui) ne leur apporte qu’un passe temps commun, et ce n’est clairement pas devant un écran qu’elles trouveront la meilleure façon de s’amuser, d’oublier leur quotidien.
Wang Bing réalise néanmoins un exploit souvent recherché pour ce parti pris de filmage neutre, sans position, montrant une réalité brute de décoffrage. Pendant plusieurs instants, nous sommes forcés d’oublier cette caméra servant d’intermédiaire entre nous et le « spectacle » se déroulant sous nos yeux. L’ontologie d’André Bazin est ici définie de façon concrète, tant et si bien que malgré des longueurs évidentes, Ying Zhen et Fen nous apparaissent comme des personnes de chair fraiche, dans leurs actions les plus naturelles qui harponnent littéralement notre regard. Tout compte fait, Les Trois sœurs de Yunnan remplit pleinement son contrat sans bavure : nous laisser une trace, des séquelles et des souvenirs mémorables de ces visages tendres, de ces figures féminines hors du commun, toutes sauf imaginaires.