« Familles, je vous hais » prétendait André Gide : voici trois films où la notion de famille et notamment de sororité, est interrogée. Les trois scénarios nous confrontent aux existences croisées de sœurs qui se déchirent ou bien se liguent, souvent pour le pire.
LES YEUX JAUNES DES CROCODILES, tout d’abord, est une comédie dramatique française réalisée par Cécile Telerman sortie en 2014 d'après le roman éponyme de Katherine Pancol publié en 2006.
Joséphine dite « Jo » (Julie Depardieu), chercheuse au CNRS, est spécialiste d'histoire médiévale. C’est une femme introvertie sans relations sociales qui se consacre surtout à son travail. Elle est méprisée par sa mère qui la dévalorise sans cesse et n'a jamais placé la moindre espérance ni confiance en elle. Son mari au chômage (joué par Samuel Le Bihan, très convaincant dans ce second rôle) finit par la quitter pour une maîtresse plus jeune, phénomène classique pour ne pas dire banal, en lui laissant toutes ses dettes. Il tente de faire fortune et se lance dans la réalisation d’un projet insensé qui l’entraînera dans une spirale tragique (explication du titre du livre comme du film, d’ailleurs). Julie Depardieu est étonnante de fragilité, de finesse et de sensibilité dans son incarnation de Jo, ce personnage d’intellectuelle effacée, désemparée, prise au piège, totalement dépassée enfin par son statut de mère célibataire qui tente vaille que vaille de survivre, sa propre mère et sa fille aînée, en effet, la considèrent ouvertement comme une ratée. Quant à Iris, sa sœur, son antithèse, Joséphine n’est pour elle, qu’un faire-valoir, une sorte de marchepied idéal. Emmanuelle Béart est remarquable dans ce personnage de belle bourgeoise superficielle et peroxydée. Elle lui donne toute la tyrannie sèche et frivole d’une enfant trop gâtée et idolâtrée par sa mère depuis l’enfance, mais dont la vie pourtant recèle une vacuité inversement proportionnelle à l’énergie qu’elle déploie pour être le centre de l’attention de tous et même de son riche avocat de mari, très bien interprété par Patrick Bruel : ce dernier apporte à son personnage, en effet, un registre de jeu subtil où se côtoient l’amertume, le découragement et une sorte de fatalisme douloureux d’avoir consacré sa vie à veiller au luxueux train de vie de son épouse et de n’avoir, en définitive, servi qu’à ça. Afin de donner un sens à sa vie, Iris annonce lors d'un dîner mondain qu'elle écrit un roman sur l'histoire d'une femme au Moyen Âge, mensonge éhonté inspiré par la thèse de sa sœur. Mais un éditeur s'intéresse à ses supposés travaux littéraires et la voilà dans l’impasse. Elle va alors supplier Joséphine d'écrire le roman à sa place. Pour l’une, il y aura le prestige, pour l’autre, ce sera la fin des vaches maigres, mais il en résultera surtout un pacte à haut risque, avec le diable ? Sur fond d'instabilité conjugale à tous les niveaux générationnels, quel sera le nombre de non-dits, de faux semblants, de déchirements et de mépris mutuels qui émergeront de cette imposture ?
LES SŒURS FÂCHÉES ensuite, est le premier long métrage d'Alexandra Leclère, sorti en 2004 avec Isabelle Huppert et Catherine Frot, notamment.
Parce qu'un des éditeurs auxquels elle a adressé son premier roman lui a donné rendez-vous, Louise, esthéticienne au Mans, débarque à Paris pour trois jours. Elle est hébergée par sa sœur Martine, qui ne la supporte pas. Elles n'ont d'ailleurs rien en commun. La candide Louise est un brin nunuche mais a un cœur gros comme ça. Catherine Frot est lumineuse dans l’incarnation de ce personnage qui n’est pas accoutumé au succès et à la reconnaissance. Elle est saisissante de spontanéité dans ce rôle de provinciale qui débarque, toutes voiles « roturières » dehors, au beau milieu du parisianisme de faussaire le plus débridé sans en connaître les codes, et elle détonne à souhait dans ce milieu ultra-branché dont sa sœur Martine est le symbole. Et cette soeur est prodigieusement interprétée par une Isabelle Huppert qui apporte royalement toute la dureté de banquise dont on la sait capable : son personnage, en effet, n'est qu'un bloc d'amertume. Tout l’intérêt de l’interprétation de Huppert, vient du fait qu’elle exprime implicitement, avec d’infinies nuances, toute l’immensité de la douleur qui forme comme la partie immergée de sa tristesse mêlée de cruauté.
Le spectateur, intuitivement, a le sentiment que cette férocité effrayante et totalement imprévisible, provient d’une blessure enfouie et mystérieuse, d’une sorte d’incapacité à aimer et à être heureuse, d’une forteresse de noirceur redoutable dans laquelle elle s’est cloîtrée et dont tout son entourage et bien évidemment, son bouc-émissaire favori, sa sœur, feront les frais. Elle mène une vie de bourgeoise oisive dans un superbe appartement des beaux quartiers, le décor de sa vie, sa prison dorée, qu’une souffrance inexpliquée transforme en champ de bataille feutré, elle vit aux côtés d'un riche mari qu'elle n'aime pas, joué par François Berléand, excellent dans ce rôle et d'un petit garçon dont elle se désintéresse. La cohabitation entre les deux sœurs se transformera très vite en un jeu de massacre relationnel et psychologique à l’issue toutefois surprenante.
MAMAN, enfin, est un autre film réalisé également par Alexandra Leclère, sorti en 2012, avec Mathilde Seigner, Marina Foïs et Josiane Balasko.
Alice (Marina Foïs) et Sandrine (Mathilde Seigner), la quarantaine, sont également deux sœurs, deux femmes qui vont soudain être confrontées à un violent impondérable : leur mère (Josiane Balasko) arrive de Lyon, avec l'intention de s'installer à Paris à la suite d'un divorce houleux, cette même mère qui les avait fuies 20 ans auparavant, cette mère sans amour qui ne s'était jamais occupée d'elles et qui n'avait jamais cherché à les recontacter, cette mère qui refait surface, désarmante de désinvolture et d’énergie, comme si tout lui était dû, cette mère en dépit de laquelle les deux sœurs avaient réussi vaille que vaille à construire une vie si ce n’est heureuse, mais au moins confortable, cette mère qui n’a jamais pris soin d’elles, demanderait en retour qu’elles lui témoignent de l’intérêt, cette mère qui les met au pied du mur. Les retrouvailles rapidement conflictuelles voire explosives, poussent Alice et Sandrine à ne pas transiger, à fomenter leur vengeance avec un remarquable sens pratique : elles font absorber des somnifères à leur mère qu'elles kidnappent. Elles la séquestrent dans une maison isolée en Bretagne. Leur objectif est très clair : régler leurs comptes, et obliger cette « maman » qui n’avait fait qu’assumer la fonction biologique qu’on donne à ce titre, à les aimer. Le huis clos qui s’en suivra donnera aux trois comédiennes l’occasion de servir magistralement ce scénario construit comme un thriller psychologique. Les deux sœurs ne reculeront devant rien, passant de la menace au complot, jusqu’à la tentative de meurtre afin de faire rendre gorge à cette mère dénaturée, de lui faire prononcer enfin, une seule fois dans sa vie, une parole de tendresse. Balasko est excellente en mère indigne parfaitement décomplexée, totalement dénuée du moindre sens des responsabilités, Marina Foïs campe magnifiquement un personnage à la rage contenue et au cynisme irréductible, Mathilde Seigner quant à elle, farouche, taciturne et sauvage apporte superbement sa pierre à cette lutte sans merci.
Trois films, donc, qui questionnent sans la moindre concession les relations familiales dysfonctionnelles et plus particulièrement les relations entre sœurs, puis par analogie les rapports mère/fille. Ces trois scénarios font voler en éclat, en filigrane, la supercherie ancestrale sur laquelle repose le soi-disant instinct maternel, l’injonction et le présupposé selon lesquels aussi, on entretiendrait forcément avec sa famille des liens consensuels et harmonieux.