Alors qu’il exultait via la Hammer en Grande-Bretagne et grâce à des cinéastes comme Mario Bava en Italie, le genre épouvante/horreur était une terre inconnue en France dans les années 1950. Elle est d’ailleurs restée un non-sujet jusqu’à l’aube du XXIe siècle. C’est dans ce contexte que surgit Les Yeux sans Visage, dont la contribution dans l’imaginaire du cinéma fantastique est considérable. Il a inspiré Carpenter, jusqu’à La Piel que Habito récemment, engendré le Eyes Without a Face de Billy Idol.
Au scénario participent Boileau et Narcejac, auteurs de romans policiers dont certains ont été adaptés par Hitchcok (son fameux Vertigo) et Clouzot pour devenir des films-clés du cinéma français (comme Les Diaboliques). A la mise en scène se retrouve Georges Franju, alors reconnu pour deux courts-métrages (Hôtel des Invalides et Le Sang des Bêtes), signant ici son seul film largement connu et du point de vue de la transmission, sa seule grande réussite. Elle a suffit à graver son nom dans les mémoires car ses Yeux sans visage, à défaut d’être irréprochable, est une pépite esthétique.
Les Yeux sans Visage a certains défauts : des seconds rôles parfois limite (l’appât), quelques caractérisations excessivement maladroites (les policiers), puis éventuellement le dérangement induit par cette vitalité morbide (lequel inclut un jeu très hiératique de la part des acteurs). Le style les gomme et l’audace de son histoire les transcendent. Grâce au mépris de son réalisateur pour le genre (qu'il n'hésite donc pas à flouer) et aux contraintes s’exerçant sur lui, Les Yeux est une étape dans le fantastique, une proposition innovante débarrassée des tics et pudeurs conventionnels. Dans la lignée de ses courts-métrages documentaires, Franju adopte une mise en scène clinique, parfaitement sèche, glaciale, précise.
Il dépasse rapidement la relecture de Frankenstein pour concevoir un cauchemar cristallin, un opéra atone et implacable. Les lieux sont comme des mirages trop épais : ce château, les catacombes, les chiens, le laboratoire annexe. La violence est omniprésente mais intériorisée, tout comme le désespoir est converti par cette poursuite visionnaire. La passion du docteur Génessier et de son assistante Louise, sur laquelle il a déjà exécuté une greffe de visage, est aussi froide qu’intense : leur existence n’a d’autre horizon que de s’appliquer à la tâche. Ils sont des missionnaires, dans leur sanctuaire. Avec eux, leur otage, la fille du docteur au visage brûlé sous le masque blanc déréalisant.
L’apparition de Edith Jacob et ses déambulations sont saisissantes, mais toute l’ambiance des Yeux sans Visage est remarquable. Le film porte avec lui un goût du symbolique n'empêchant ni le lien au concret, ni une certaine dose d’académisme, mais qui serait le simple cadre choisi d’un artiste intègre. Si Franju a exprimé des sympathies pour le surréalisme, son œuvre relève plutôt du réalisme poétique. Rien de surnaturel dans ce spectacle, mieux, rien qui n’échappe à la rationalité ; mais cette réalité-là est trop grave, ce manège est trop lugubre. Un enchantement s’opère, car dans cet univers atroce un absolutisme règne – de nature optimiste quoique sinistre. Cette froideur galvanise, une telle prison, si pleine de sens et de beauté, serait le parfait endroit pour se languir un long moment.
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