"Leto" de Kirill Serebrennikov s’appuie sur la réalité des faits, d’abord avec son contexte d’avant Perestroïka, une époque qui limitait les activités légales en Union Soviétique en ce temps-là, mais aussi avec certains de ses personnages. Il mêle, cependant, magnifiquement la fiction qu’il insère au cœur de son récit, le triangle amoureux étant le principal élément de l’intrigue romancé et purement fictionnel. Il n’y a alors plus vraiment de limite entre les deux, ça fonctionne totalement. On se laisse facilement bercer par ce récit rythmé et plein d’inventivité.
L’histoire du long-métrage oscille entre musique et romance de manière équilibrée. Un fil scénaristique sert l’autre, l’ensemble est passionnant en plus de s’additionner avec beaucoup de facilité et de réussite. L’œuvre dévoile une facette émotionnellement forte, que ce soit avec la musique ou la romance, en plus de dévoiler une vision intéressante de cette périodes d’URSS et de Guerre froide. L’ensemble scénaristique se montre assez complet. L’émergence du rock amène une forme de renouveau qui naît peu à peu dans le pays, conduisant les personnages à aller plus loin dans leur art et leur relation. C’est pour cela que le film brise si bien la frontière entre réalité et fiction.
La peinture qui est réalisée d’un triangle amoureux amène plus de profondeur à l’ensemble, une belle histoire compréhensive, qui en plus prend une place suffisante parmi le reste. Cette intrigue du film est appuyée par les regards, le silence, la musicalité ambiante, des aspects qui donnent de l’épaisseur à l’histoire. De plus, le fait de présenter comme personnages principaux des musiciens ayant réellement existés donne une dimension tout autre au film. C’est un voyage musical entre une réalité romancée et une fiction qui veut parler du réel. Le film dessine une génération désireuse de liberté, en opposant des scènes comme celle d’ouverture, et celle sur la plage, le réalisateur expose cela avec clarté et donne à son film un élan de vie qui fait du bien à voir.
C’est en s’orientant vers le monde de la comédie-musicale que le réalisateur prend à contre-pied son sujet de base. La musique ayant une place fondatrice au cœur de ce récit, cela permet d’illustrer la politique stricte de cette époque, l’interdiction d’écouter et jouer des musiques d’artistes américains, ou de faire des concerts dansants, le film a une portée assez forte. Cependant, cela permet de laisser place à des séquences musicales mémorables. Elle oscillent entre des compositions en langue russe mais également un grand élan culturel avec un regard musical vers l’Ouest puisque le film ne se prive pas de citer et insérer dans sa bande son, assez exceptionnelle ! des musiques en langue anglaise.
Le cinéaste Kirill Serebrennikov ne donne aucune dimension politique à son œuvre, que par son contexte vaguement exploré mais pourtant clair. Il évite les facilités, comme celle dramatique avec les écrits de fin de film. Cela aurait pu donner une dimension dramatique autre mais il s’en prive pour qu’elle apparaisse naturellement... et c’est totalement réussi.
Le visuel joue beaucoup sur le fond du film, également sur comment illustrer ce fond par la forme. Le noir et blanc est extrêmement soigné, par la photographie qui travaille et retouche la lumière, cela permet des cadres assez magnifiques. Cette utilisation justifie le fond par une double vision : pour retranscrire la tristesse du pays mais en même temps, pour amener une forme de nostalgie de ces années rocks. L’évolution de ce visuel permet un flot d’inventivité permanent, dans les idées visuelles tout comme celles de réalisation.
La couleur voit le jour petit à petit, transgressive et évolutive, l’irruption de la couleur par des dessins griffonnés sur l’image la plupart du temps amènent une dimension fantasmatique, qui ne dure que le temps de scènes musicales pour mieux en faire ressortir l’enchantement, en même temps que le caractère illusoire de la chose.
Il faut aussi souligner les passages à la couleur qui ont tous un sens avec ce que le fond raconte. Là aussi, le soin apporté à l’image permet au visuel d’être éclatant, apportant au film encore plus de profondeur esthétique.
Côté casting, ce dernier apporte beaucoup au film. Des nuances sont visibles dans le jeu de chacun, des émotions sont renvoyées de manières différentes ce qui permet de voir chez les personnages, notamment le trio, des compositions différentes et complètes. La douceur de Irina Starshenbaum (Natasha) se complète avec le sérieux de Roma Zver (Mike) mais aussi la détermination de Yoo Teo (Viktor Tsoï). Un beau trio, tous les trois interprétés magnifiquement.
Le film de Kirill Serebrennikov est une ode à la liberté, à l’espoir comme à l’amour mais surtout à la musique. Du récit qui décide de s’approcher du romanesque et évitant le politique et la parabole dénonciatrice, jusqu’à la liberté infinie prise par l’esthétisme et la magnifique réalisation, le long-métrage veut dessiner des moments de vie à savourer jusque dans les moindres détails, d’une fresque qui prône la délivrance et la liberté d’hommes et de femmes qui vivent pour leur art. Une grande merveille de ces dernières années.
9.5/10