Loin des U.S.A ou de l’Angleterre, les histoires du rock n roll ne cessent de se relancer et de s’écraser. L’ombre de la comète touche ainsi ces jeunes russes en mal d’expression et d’émancipation face à une société autoritaire qui bride la création sauf en lieu convenu. L’approche fictionnelle de Leto tente de suivre les états d’âmes d’un groupe de musiciens de Leningrad, qui, sur fond de questionnements musicaux vont expérimenter quelques soubresauts identitaires. Viktor, jeune musicien jouant de la guitare 12 cordes, chantant de la folk, rencontre Mike, icône tutélaire du temple rock n roll. Le film retrace alors à travers ces deux figures l’histoire de cette confrontation entre désir de liberté et tradition des formes d’expression de cette liberté.
Tu es une merde
On pourrait attendre d’un film à priori sur la culture rock de Leningrad dans les années 80 que l’énergie contestataire s’oriente vers l’autorité. C’est en fait dans l’échec ou l’absence de cette contestation attendue que se composent les différents groupes et protagonistes du film. D’un coté, Mike et Zooparc sont le rock n roll: lunettes noires, désinvolture, guitares électriques, paroles subversives. Le film commence d’ailleurs par introduire cette situation en montrant Zoopark se produisant face à un public presque statique. Au lieu d’une volonté de remettre en question cette situation de domination sur une situation d’expression, Mike accepte de jouer en cage des paroles qui tentent de s’en émanciper. Il vit bien cette situation d’échec, car il est conforté dans cette position de figure par son groupe d’amis et par sa compagne, Natalia, qui n’hésite pas à braver l’interdit pour venir voir son boy.
Viktor, de son coté, n’a pas encore de nom de groupe quand il arrive dans celui de Mike. C’est son arrivée qui met alors en lumière la poussière accumulée sur les épaules du leader charismatique. Natalia réalise que le rock n roll, qui est le nœud de sa relation avec Mike est un fétiche vieillissant, réduit à une pose parfois ridicule, souvent inadapté à la réalité de sa paternité. C’est sur cet inévitable constat que se fonde le désir entre Viktor et Natalia. Viktor incarne cette altérité tant attendue, il est ce que le rock ne peut plus être: libre. Libre de créer sans carcans ni impératifs.
Que reste t’il de nos amours?
La relation entre les deux personnages est belle, le désir est palpable, ils sont beaux. La progression de leur relation est sensible et créer des attentes. Viktor joue avec le bébé de Natalia, prenant alors place dans le vide laissé par Mike. Malgré les tentatives, et jusqu’à la fin, cette relation ne réussira pas à s’émanciper de l’ombre de Mike: au delà de l’échec de la réalisation d’un amour, cette présence-absence du père met en scène l’autorité qu’il a. La tradition amoureuse, comme celle du rock, implique un système de domination nauséabond. Une figure du rock, un mauvais père: même combat.
Mike joue l’indifférence face au jeu des deux amants, sans doute croit il que la douleur nourrira son inspiration. Il vit dans le déni: sentimental et créatif. Il ne saura jamais faire passer le moindre message car il est incapable de se remettre en question, il vit et incarne un mythe avec lequel il mourra.
Marraine la bonne fée
Le film est parsemé d’incursion fantastique introduites par l’acteur Alexander Kuznetsov crédité comme “le sceptique”. Ce personnages s’adresse plusieurs fois directement au spectateur, il est en fait une sorte de bonne fée qui intervient afin d’exaucer les fantasmes des protagonistes. Ce sceptique semble ouvrir une voie vers la potentialité de réalisation de ce qui existe alors à l’état gazeux. Vers le milieu du film, lors d’un concert pendant lequel Mike reprend Rock n Roll Star de Bowie, le sceptique intervient alors pour lui tendre une guitare électrique qui émet un son distordu, plus lourd. Mike s’active alors, commence à libérer sa voix, les lumières stroboscopiques flagellent la salle. Il s’agit alors de la réalisation de ce que Mike souhaiterait faire en terme de spectacle s’il osait. Seulement, ces scènes énergiques, transgressives, sont systématiquement déceptive, elle se close sur le sceptique montrant un carton:”Ceci n’a pas existé”. On pourrait y voir une critique de l’attitude rock n roll, des restes d’un genre essentiellement tué par sa réappropriation, désormais dénué de son essence émancipatrice, ersatz d’une ambition déjà morte dans celle de quelques pierres qui roulent.
Dans cette période charnière des années 80, la culture rock toujours très présente dans les industries musicales se désacralise au profit d’un renouvellement bienvenue(new-wave, post-punk etc). Viktor incarne dans Leto cette émancipation d’une tradition qui, dans sa forme devenue classique, n’a plus grand chose à exprimer, est condamnée à se répéter. La scène de fin pendant laquelle un joueur de flûte traversière vient accompagner le groupe devenu Kino(car le groupe s’est aussi émancipé du nom ridicule choisi par Mike) marque définitivement cette échappée, cette assomption de ce qui fait l’individualité d’un artiste face à une forme de domination culturelle. Mike s’en va alors, incapable de se rendre compte qu’il a face à lui la réalisation de ce qu’il cherche tout au long du film, et sans doute de sa vie, conservant une posture fermée, indifférente à ce qui n’appartient pas de près ou de loin à la culture rock.
Leto réussit à critiquer, au delà du rock, le dogme culturel qui régit la création. Cette critique s’articule superbement avec les problématiques sentimentales du film, aidée par la bonne performance de la plupart des acteurs, même secondaires(le punk, quand il chante et danse avec cette dame plus âgée chez Mike, est saisissant). L’alternance entre passage réel et fantasmé permet efficacement de montrer ce que les protagonistes ne sont pas. Cette structure singulière rythme aussi le film, l’éloignant de l’austérité réelle que cache quelques lunettes noires.