C'était une époque chouette, celle où l'idée de liberté absolue avait quelque chose du cheval de bataille. Persuadé que de vivre libre et tolérant était l'attitude politique ultime pour un monde meilleur, le lycéen, l'étudiant que j'étais osait toutes les folies les plus absurdes et grandiloquentes, portées qu'elles étaient par un esprit militant.
Je les osais, et je les pouvais, parce que la Police ne pouvait rien de bien méchant contre les types comme moi, qui faisaient rien que de se mettre innocemment à poil sur le rond-point du commissariat, et qui trouvaient de toute manière plutôt marrant de passer la nuit en cellule.
Dans ce film c’est différent, le rock’n’roll doit s’épanouir en cachette sous l’union soviétique. Alors le fantasme de liberté a d'autant plus de sens, et prend d’autant plus de sens qu’il ne peut être assouvi. La liberté débile se fait en cachette dans les appartements ou sur la plage, ou dans la tête cordialement, quand on reste tranquille assis dans le tramway et qu’on frissonne simplement à s’imaginer se promener dans le wagon, et que tout le monde chante du Iggy pop sur notre passage.
https://youtu.be/atVAd8Er8zk
Moi j’en ai eu des fantasmes tout pareils. Dans le bus tout seul pour aller au boulot, j'étais avec les copains quand même, dans la tête cordialement, et en traversant l’allée centrale je perdais ma gravité,
un peu comme ça :
https://youtu.be/KOOhPfMbuIQ
Fantasme de liberté qui, en l'occurrence, s’imagine plutôt sortir de l’open space…
I can feel a kick down in my soul
And it's pulling me back to earth to let me know
I am not a slave, can't be contained
So pick me from the dark and pull me from the grave
Seulement sous le régime soviétique, fantasmer la liberté oui… mais dans le monde libéral, le délire du can't be contained, d'accord, mais c’est aussi celui de l’ennemi. Et quand on passe dans sa vie par assez de déboires pour le constater, on a du mal ensuite à retrouver en soi les émotions libertaires.
Alors quoi ?
Partir d'une tautologie, déjà, qui dit : si je ne suis plus très jeune c’est parce que je suis vieux. Et être vieux c’est devenir un peu un sale type, c’est se dire avoir des vraies idées politiques, moi. Se dire pour l’avoir constaté, que même les meilleures volontés de la liberté ne vaudront jamais un bon système social collectivement constitué. Et qu'à bien y penser, dans mon utopie socialiste il y aurait même une police, pour attraper les branleurs qui montent sur le toit du tramway.
Au début de Place publique, Bacri dit un truc à la con du genre : « quand on a 20 ans on est de gauche, quand on en a 40, soit on est de droite soit on est stupide ». Je ne crois pas, on peut rester de gauche malgré les déceptions, être encore plus de gauche en fait. Juste accepter de devenir en partie contempteur de sa propre jeunesse.
Accepter aussi qu’on en a oublié bien des aspects, de notre jeunesse et de notre esprit libertaire, et que ça contenait d'autres idées, aussi belles que celles de la politique. Que dans cet esprit on était plus que jamais le passenger d’Iggy Pop, qu'on essayait de vivre au-delà de l'égo à un âge où il brûle, où il revendique tout. Qu'il nous fallait une bonne dose de dérisoire ironique pour défendre l’idée et l'accepter, celle qu’on ne fait que virevolter dans la vie. C’était pas politique, c’était philosophique, et ça nous rendait à la fois meilleur et terrible dans l’amour.
Disons qu'adultes on a compris, qu'on peut être terrible en amour, et que l’amour absolu ne fait pas nécessairement le bonheur des peuples, alors on a tendance à s’arranger pour moins aimer. Posture de prudence. C'est pas qu’on peut plus aimer, c’est que nos vieilles caboches ont besoin d’y penser. Alors ça fait du bien de voir des films comme ça, pour se remettre le pied à l’étrier d'une légèreté retrouvée.
Singin' la-la-la-la-la-la-la-la
La-la-la-la-la-la-la-la
La-la-la-la-la-la-la-la, la-la
Dans cette histoire de trio amoureux réside une grande philosophie du rock’n’roll et du passager. Être passager c’est savoir donner à l’autre une marge de manœuvre, sans la nourrir de rancune ou de ressentiment. C’est, par exemple, savoir donner à la femme qu’on aime le droit d’une nuit d’amour avec un autre, et de revenir le matin sans faire la tronche. Juste se rouler dans ses bras et éventuellement lui exprimer des doutes.
Être passager c’est voir la beauté de l’absence, c’est l’homme qui connaît la beauté de sa propre absence, c’est une maturité presque surnaturelle quand on a à peine vingt ou même pas trente ans, à tel point que dans le film j’ai failli perdre mon pacte de crédulité. C’est une jeunesse trop belle pour être vraie, à laquelle s’ajoute la collaboration musicale qui va s’épanouir, se nourrir des doutes plutôt que se détruire.
La collaboration de Mike, pour le premier passage sur scène de Victor, est émouvante. Elle résume tout ce que je raconte ici. Victor le lui rendra bien en chantant ensuite J'ai planté un arbre, pour le remercier notamment de ses conseils musicaux. Mike alors sortira fumer une clope, extravagant sur une scène mais pudique dans la réciprocité.
Dès le début du film pourtant, on aurait pu suspecter une intrigue dramatique de trio amoureux qui explose et se déchire. Mais Mike choisira toujours, quand cela s’impose, l'effacement à la litost.
http://liebeslust.blogspot.com/2007/10/quest-ce-que-la-litost.html
Qui possède une profonde expérience de la commune imperfection de l'homme est relativement à l'abri des chocs de la litost. Le spectacle de sa propre misère lui est une chose banale et sans intérêt. La litost est donc propre à l'âge de l'inexpérience. C'est l'un des ornements de la jeunesse.
En amour, comme le dit Kundera, choisir l’effacement au lieu de la litost a quelque chose d’incroyablement mature, et même de peut-être trop lucide. C’est donc touchant de voir dans ce film des jeunes gens en faire preuve autant en amour qu'en musique.