Qui a vu L'Etreinte du serpent n'a pas seulement ajouté un film à sa collection personnelle. Il s'est prêté à une expérience multi-sensorielle et sort de la salle comme s'il venait de vivre une initiation.
D'emblée, par la conjuration de la couleur et le recours à un très beau et très subtil noir et blanc, le jeune réalisateur colombien, Ciro Guerra, donne le ton : la plongée dans la forêt amazonienne à laquelle il nous convie n'aura rien de touristique, l'exotisme est congédié, et c'est dans un voyage avant tout mental que nous nous engageons.
De fait, les repères temporels sont brouillés et c'est essentiellement d'après la tenue des Occidentaux qui vont s'aventurer dans cette jungle, d'après certains de leurs instruments, aussi, que le spectateur peut tenter de se raccrocher à une chronologie historique, la tenue dénudée des autochtones offrant peu de prises.
Ainsi, suivant les méandres d'un fleuve qui sera le principal fil conducteur, le récit va sinuer entre les époques, une première embarcation se faisant porteuse d'un botaniste allemand au début du XXème, et une seconde déposant sur les rives touffues un nouvel explorateur, ethnobotaniste américain, parti, quarante ans plus tard, sur les traces effacées de son prédécesseur. L'un et l'autre vont se trouver guidés dans leur quête par un indien, Karamakate, qui doit les conduire vers une plante hallucinogène, la yakruna. Le premier, étique, superbement campé par Jan Bijvoet, doit guérir d'un mal qui le ronge et qui aura finalement raison de lui, le second, interprété par Brionne Davis, souhaite retrouver une capacité à rêver.
Entraîné par l'écoulement fluide de l'eau, le film passe d'une époque à l'autre, parfois dans un même plan, à la faveur d'un travelling, latéral permettant de contourner une boucle du fleuve, ou bien avant, permettant d'enjamber les années le long de cette horloge aquatique. Parfois encore, c'est un simple champ contre champ, accompagnant le regard du chaman et sa plongée dans ses souvenirs, qui, d'une rive à l'autre, nous permet de suivre le cheminement de ses pensées, entre passé et présent.
Une telle construction narrative impose au spectateur un abandon, une souplesse de jaguar pour se couler d'un espace temporel à l'autre, un renoncement à la linéarité classique. L'interprétation du personnage du guide par deux acteurs différents, Nilbio Torres, dans son jeune temps, et Antonio Bolivar, magnifique, dans l'approche de la vieillesse, achève de brouiller le regardant occidental dans ses repères arithmétiques rassurants. Avec Karamakate, le deux peut donc s'unir en un seul, de même que, dans sa perception, le second explorateur lui offre peut-être la possibilité d'un sauvetage et d'une transmission dans lesquels il a échoué auprès du premier venu.
Continuité, donc, par-delà la partition apparente. Cette fois encore, la raison est bannie, tout comme elle le sera, plus explicitement et tapageusement, lors des quelques rares rencontres avec d'autres occupants humains de la sombre forêt : un exploitant du caoutchouc, une tribu souriante mais voleuse, deux communautés religieuses en proie à une noire folie.
Progression sur le mode des enroulements et nœuds de serpents qui nous sont donnés à voir, mais qui aboutira à une forme d'accomplissement, salué par le vol d'une myriade de papillons blancs autour de l'initié, debout sur la rive du fleuve. Magnifique image, face à laquelle on ne peut se défendre d'un souvenir étymologique, l'âme, le mot "psyché" étant aussi porteur du sens de "papillon", en grec...
Rarement film aura entraîné si loin son spectateur, dans un voyage intérieur duquel il ressort comme sous le coup de la formidable "étreinte du serpent".