On connaît tous la citation : « l'histoire est écrite par les vainqueurs ». Sans pour autant en connaître la véritable source. Les noms de Robert Brasillach, Walter Benjamin ou Winston Churchill sont volontiers cités comme étant les véritables auteurs, mais cet adage, presque dépossédé de son contexte originel, et employé à toutes les sauces, revient dans l'air du temps dès que l'occasion se présente.
L'étreinte du Serpent évoque une formidable matérialisation de cette phrase. Non pas dans le sens ou elle va raconter une histoire alternative, l'histoire de la colonisation de l'Amazonie en l'occurrence, vue de l'autre coté de la rive du fleuve, mais plutôt dans le sens ou elle met en scène une histoire cachée, révolue, à jamais oubliée dans les limbes du temps. Une histoire qu'on ne peut raconter car personne ne la connaît. Et là est le véritable tour de force du film : arriver à suggérer un monde perdu, un monde qu'aucune trace visible ne laisse entrevoir.
Karamakate, vieux shaman isolé dans la jungle amazonienne est le biais de cette intention. On ne sait rien de lui. Ou si peu. On sait juste qu'il est là. Probablement depuis des temps immémoriaux. L'écoulement du temps et l'espace se confondent en lui. Il n'a pas d'âge et on serait presque tenté de dire qu'il n'a pas d'attributs tant le personnage est dépouillé. Une enveloppe presque nue dans la nature. Mais il est le guide de la forêt. Un piètre guide néanmoins. Car il ne se souvient plus. Il est Chullachaqui. Un humain dépourvu d'émotions et de souvenirs. Il erre dans les profondeurs de la jungle, à l'horizon de sa propre condition, et n'établit plus de communication qu'en son for intérieur. La personnification du héros presque réduite à sa plus simple expression s'avère judicieuse car elle alloue au personnage une dimension sacrée. Il représente et incarne plus qu'il n'est. L'action est inexistante en lui, l'allégorie omniprésente. Il est le marqueur de ce qui fut, l'ultime vestige d'un univers anéanti. Un dieu oublié.
Ou peut-être plus précisément, un dieu remplacé. Petit à petit. la colonisation l'a renvoyé toujours plus loin. Aux confins de sa propre existence. Les « blancs » ont administré ses terres, exploité ses ressources, christianisé ses temples. Le film esquisse subtilement ces faits, sans jamais tomber dans une condamnation facile, ou un accablement fortuit. Il n'exonère pas non plus les locaux. Il démontre juste l'implacabilité de la marche du monde. Le changement de saison, inexorable, même au cœur de la forêt vierge.
De la rencontre du film naîtra ce achèvement, inhérent à l'Homme depuis qu'il a foulé cette même terre. Mais aussi cette recherche spirituelle qui nous habite tous. Cette épaisseur qu'on essaye de donner à nos vies, une vérité qui semble s'évaporer dès que le moindre doute s'immisce, empruntant d'autres chemins afin d'échapper toujours plus à notre perception.
L'étreinte du Serpent est comme ce boa presque totalement immergé à la surface de l'eau. Seuls les contours de son mouvement donnent un indice de sa taille. Le film ébauche un monde insoupçonné, enfoui, mais qu'on devine bénit d'une ampleur incommensurable.
Dans la cosmogonie indienne, l'anaconda est le symbole de la vie. Il descendit autrefois du ciel pour créer toutes choses. Déployé dans les milles rives du fleuve, son sillage est l'origine. Son étreinte; l'embrassement.